Le piège de l'identité
Les essais du politologue Yascha Mounk questionnent le fonctionnement des démocraties libérales et la pérennité d'un système politique qui a permis une amélioration globale des conditions de vie, sans pour autant être exempt de défauts.
Si les idéologies d'extrême droite sont si dangereuses, c'est qu'elles n'incitent personne à élargir ainsi le cercle de ceux qui méritent notre sympathie. En plaçant des identités culturelles ou ethniques particulières sur un piédestal, elles encouragent au contraire leurs adhérents à valoriser leur groupe par-dessus tout, en particulier par-dessus les droits des étrangers ou la solidarité humaine universelle. Ce que je reproche à la synthèse identitaire est que, à sa façon, elle aussi rend plus difficile d'élargir nos allégeances au-delà d'une identité particulière et d'ainsi assurer la stabilité, la solidarité et la justice sociale.
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Chaque démocratie libérale expérimente son propre modèle de société, influencé par sa trajectoire historique. Le contrat social qui lie ses habitants peut ainsi différer d'un pays à l'autre. La représentation de l'État ou la notion de laïcité seront, par exemple, sensiblement différentes aux Etats-Unis, en Allemagne, en France ou en Suisse.
De toute évidence Mounk se sent plus à l'aise en Amérique qu'il ne l'était en Europe, mais, reconnaît-il, malgré les progrès considérables de ce dernier demi-siècle, les conséquences du passé esclavagiste sont toujours sensibles et désavantagent, globalement, la population descendant de ces premiers Afro-Américains. Pour le politologue, c'est un fait et il se distancie des contempteurs du wokisme – qui rejettent cette réalité – en se montrant critique de ce qu'il nomme la "synthèse identitaire" qui amalgame toutes les discriminations que peuvent subir des minorités.
L'auteur inscrit ce courant, qui met en évidence les différences, dans une perspective historique remontant à Michel Foucault, figure marquante de la French Theory, critique des carcans institutionnels. Ce mouvement a contribué à l'apparition de champs de recherche spécialisés sur le genre ou le post-colonialisme, notamment.Néanmoins, il est impossible de comprendre le moment intellectuel que traverse notre époque sans prendre au sérieux les raisons qui poussent d'innombrables universitaires etntellectuels noirs à se déclarer amèrement déçus. Car relativement aux grandes espérances du mouvement des droits civiques, les États-Unis ont accompli bien peu.
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Aujourd'hui encore, le bilan est mitigé. Les Noirs américains sont dans une situation économique et scolaire bien meilleure que dans les années 1960, mais, en moyenne, leurs revenus sont inférieurs, et leur patrimoine très inférieur aux Américains blancs. La présence des minorités ethniques aux plus hauts échelons des institutions les plus prestigieuses est significativement supérieure, mais le groupe qui a historiquement dominé la société américaine est toujours surreprésenté dans leurs rangs. Universités et entreprises sont devenues bien plus accueillantes, mais elles demeurent parfois inhospitalières et oppressantes pour ceux qui, de toute leur famille, seront les premiers à y pénétrer. Dans le même temps, certains quartiers à majorité noire souffrent toujours d'un mélange de pauvreté et d'insécurité; un grand nombre d'Afro-Américains sont derrière les barreaux; les hommes noirs ont plus de risques que les autres de subir des violences policières; enfin, les réseaux sociaux fournissent des plateformes d'une ampleur inédite aux discours haineux.p. 71
Mounk relève qu'avec l'avènement des réseaux sociaux, le lexique lié à ces nouvelles approches a rapidement essaimé hors des universités et a crispé le débat en déterminant qui serait légitime, ou non, à prendre la parole sur des sujets aussi sensibles que le racisme, le féminisme, l'homosexualité ou même l'appropriation culturelle et la transidentité. Cette approche a favorisé une parole plus incisive, militante comme celle de Coates Ta-Nehisi en écho aux réflexions de James Baldwin, de Frantz Fanon, de Toni Morrison, entre autres.
L'auteur souligne les discriminations subies par certains groupes tout en attirant l'attention sur leur hétérogénéité. Il remarque également que certaines personnes cumulent certaines caractéristiques désavantageuses. Pourtant, dans la perspective d'une saine démocratie, il milite pour des mesures qui soutiennent les populations défavorisées avec les critères le plus neutre possible afin d'éviter une identification à un groupe discriminé qui ne peut que conduire à une fragmentation délétère de la société.Dans certains milieux, la version vulgarisée de la synthèse identitaire s'est rigidifiée jusqu'à l'orthodoxie. Le désaccord était de moins en moins toléré. Pendant la majorité de l'ère Trump, de larges segments de l'Amérique progressiste ont redirigé leur colère vers les membres dissidents de leur propre tribu plutôt que leur ennemi juré, celui qui occupait la Maison-Blanche.
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Ce discours nuancé, bien que résolument libéral, suggère de considérer l'altérité avec plus de respect pour renforcer le crédibilité du modèle démocratique. Si l'analyse de Monuk est plutôt convaincante, les propositions concrètes pour parvenir à réconcilier les populations, en insistant sur ce qui les rapproche plutôt que sur les différences, manquent de substance. Un défaut qui concourt à utiliser son essai pour rejeter tout regard critique sur les inégalités, dites systémiques.Notre meilleur espoir de continuer sur cette voie du progrès ne consiste donc pas à abandonner le libéralisme mais à redoubler d'efforts pour atteindre les idéaux qui le constituent.
p. 342
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