Vivre ensemble
L'existence de codes sociaux implicites est frappante. Les marques de respect à l'interlocuteur sont ostensibles, comme l'inclinaison de la tête à chaque occasion, pour saluer, pour remercier,… Cette gestuelle implique toutefois une certaine distance, pour les Occidentaux habitués à des contacts tactiles. Voire l'impression d'une certaine froideur lorsqu'on n'arrive pas à décoder l'expression de celui ou celle qui réagit de manière évasive à notre question ; est-ce par mépris, par ignorance ou, plus banalement, par incompréhension linguistique ?
Lorsque le contrôleur exerce son travail en dérangeant le moins possible les usagers, il montre que par cette retenue, on n'empiète pas sur l'espace personnel d'autrui. Il est ennuyé de devoir intervenir parce que nous nous sommes installés un rang devant notre place réservée.
Malgré l'affluence des heures de pointe les mouvements de chacune et chacun sont si fluides que personne ne se bouscule. À tel point que nous avons l'impression d'accomplir une performance lorsque nous embarquons dans le train d'Osaka à Kyoto en fin d'après-midi avec notre encombrant bagage et que nous essayons d'occuper le moins de place possible avec nos sacs à dos et d'éviter que nos valises ne roulent dans les jambes des autres voyageurs.Il me semble que la langue japonaise, par la pauvreté en moyens destinés à amorcer des liens, ne m'encourage guère à aller au-delà du seuil des relations fondées sur la sociabilité du type intracommunautaire. Elle lie les individus qui s'ignorent dans une attitude d'extrême politesse, de courtoisie d'un raffinement suprême ou, à l'inverse, dans celle d'une incivilité agressive qui fait rougir. D'où cette difficulté chez moi à adresser la parole à autrui, à nouer et tisser des liens avec l'inconnu, avec l'autre, difficulté que je transporte avec moi et malgré moi dans ma pratique langagière en français... Tout en parlant en français, je conserve en moi, comme une cicatrice ineffaçable, l'écho et l'empreinte de l'être-ensemble japonais.
Je viens d'un pays et surtout d'une langue où, pour établir des relations avec une personne considérée comme habitant un monde qui n'est pas le vôtre, on s'excuse sans cesse, on demande pardon à tout bout de champ, comme si on devait avant toute chose tempérer la violence inhérente à un tel geste d'amorce relationnelle. Les formules d'excuse remplacent presque celles de remerciement.Akira Mizubayashi
Une langue venue d'ailleurs, p. 170
Ces rapports sociaux ne nous sont pas habituels, notamment entre générations. Un soir nous constatons que le père dirige le ryokan alors que c'est la jeune génération qui fait le travail. Le fils observe, tout en retenue, nos échanges pour traduire, si nécessaire, en anglais. Le lendemain, c’est le stagiaire qui n’ose pas dire qu’il a passé quelques années en Suisse et nous le fait savoir à l’insu de son patron.
Dans les izakaya 居酒屋 on mange en consommant des boissons alcoolisées (sake 酒). La clientèle est souvent masculine, même si on y rencontre parfois des groupes de femmes, dans une ambiance relâchée, voire bruyante. On commande au fur et à mesure des plats servis dans lesquels chacun puise. Les groupes sont installés aux tables, alors que les personnes seules ou les retardataires prennent place au comptoir. Cette disposition favorise les échanges et le client est alors rarement isolé.
Ce formalisme s'évapore dans les vapeurs du bain thermal, le onsen, si ce n'est le respect des règles pour y accéder. Après s'être dénudé, on se lave, se frotte, se récure, assis sur de petits tabourets. Puis on se rince abondamment à la douche placée devant soi : il est considéré comme inacceptable de s'immerger sale ou savonneux dans les bassins. Les tatouages ne sont pas acceptés, même si certains établissements tiennent à disposition des autocollants pour couvrir ceux de petite taille. Ces bains sont populaires et certains onsen publics peuvent accueillir un public nombreux, de tout âge, qui s'y attarde rarement. L'hygiène tient une place importante et un personnel féminin vient régulièrement récolter des échantillons d’eau dans chaque bassin, puis prendre leur température, sans que ces messieurs ne soient troublés.
Les notions de don et de contre-don sont très élaborées. Au temple, on verse 300 ¥ pour la calligraphie inscrite dans le nōkyōchō, mais le personnel ne se contente pas d'inscrire sa formule, il remet encore des vignettes au visiteur. De même, la population fait de nombreux gestes en faveur des pèlerins, les osettai – dons de nourriture, mise à disposition d'abris ou de toilettes – le voyageur qui a réduit son bagage est démuni pour donner un objet en retour; il manifeste sa reconnaissance avec un osame-fuda qui permet aussi de déposer sa prière au temple. La gestuelle joue là aussi un rôle : on présente l'objet que l'on donne sur ses paumes ouvertes plutôt qu'on ne le transmet. Pour les échanges d'argent, on veille à utiliser un plateau réservé à cet effet.