Les identités meurtrières
Un quart de siècle après sa publication, Les identités meurtrières de Maalouf est plus que jamais actuel. Contrairement au souhait de l'auteur, la fragmentation identitaire augmente dans une société qui s'homogénéise en privilégiant un passé idéalisé à la réalité présente.
Ce sont ces blessures qui déterminent, à chaque étape de la vie, l'attitude des hommes à l'égard de leurs appartenances, et la hiérarchie entre celles-ci. Lorsqu'on a été brimé à cause de sa religion, lorsqu'on a été humilié ou raillé à cause de sa peau, ou de son accent, ou de ses habits rapiécés, on ne l'oubliera pas. J'ai constamment insisté jusqu'ici sur le fait que l'identité est faite de multiples appartenances; mais il est indispensable d'insister tout autant sur le fait qu'elle est une, et que nous la vivons comme un tout. L'identité d'une personne n'est pas une juxtaposition d'appartenances autonomes, ce n'est pas un « patchwork », c'est un dessin sur une peau tendue; qu'une seule appartenance soit touchée, et c'est toute la personne qui vibre.
[…] Au sein de chaque communauté blessée apparaissent naturellement des meneurs. Enragés ou calculateurs, ils tiennent les propos jusqu'au-boutistes qui mettent du baume sur les blessures.p. 36

Enrichi de ses appartenances multiples Amin Maalouf, né au Liban dans une famille chrétienne, arabophone, le secrétaire perpétuel de l'Académie française pose un regard empreint de pragmatisme sur la situation socio-politique à la fin du deuxième millénaire. La tendance à réduire toujours plus l'autre à son étrangeté et à le rejeter, alors que la toile nous rapproche inexorablement n'est pas le moindre des paradoxes. Les réseaux qui représentent, selon certains, un péril pour notre identité (nationale) permettent, aux mêmes détracteurs, d'attaquer le lien social entre les habitant·e·s d'un même territoire.
Cela dit, le fait d'être à la fois arabe et chrétien est une situation fort spécifique, très minoritaire, et pas toujours facile à assumer; elle marque profondément et durablement la personne; s'agissant de moi, je ne nierai pas qu'elle a été déterminante dans la plupart des décisions que j’ai dû prendre au cours de ma vie, y compris celle d’écrire ce livre.
p. 27
Avec l'effondrement de la sphère soviétique et après le génocide des Tutsis au Rwanda, les guerres ethniques en Yougoslavie, la mainmise talibane sur l'Afghanistan l'auteur observe une intensification de la revendication identitaire et, simultanément, l'assignation de certains, souvent minoritaires, à une représentation dévalorisante. Maalouf y voit une atteinte à la dignité d'un grand nombre d'humains sur la base, essentiellement, de préjugés. Alors qu'on observe une tendance à l'individualisation, on fige certains groupes religieux, nationaux, ethniques ou raciaux dans des stéréotypes.
Son origine au croisement du christianisme et de l'islam, lui donne une légitimité à témoigner de la diversité des mondes musulman et chrétien, tant au cours des siècles que dans leurs réalités contemporaines. Une pluralité qui contraste avec l'injonction à réduire ses appartenances à une identité. Une exclusivité qui est particulièrement douloureuse pour les émigrés/immigrants. Toutefois, les exemples extrapolant l'expérience personnelle de l'auteur aux habitants des zones de conflits, sont assez caricaturaux et vont même à l'encontre d'une analyse approfondie, seule à même de garantir la dignité de chacun.
Les commentaires de Maalouf concernant le développement de l'Islam relèvent les mécanismes induits par les préjugés. Alors que le nationalisme imprègne les décisions politiques sur les rives orientales et méridionales de la Méditerranée, on ne les considère, au Nord, que comme une emprise de l'islam. Une position qui renforce l'islam politique et clive la société, car cette fausse perception accroît l'usage de la religion comme repère identitaire : une identité idéalisée qui est en décalage avec la vie réelle. Cette distorsion est préjudiciable aussi bien aux individus qu'à la société. Les premiers ne peuvent être aussi parfaits que le modèle auxquels ils s'identifient et la société, en se focalisant sur un unique critère, se prive de la richesse de la diversité des femmes et des hommes qui la composent.
[On] donne souvent top de place à l'influence des religions sur les peuples et leur histoire, et pas assez à l'influence des peuples et de leur histoire sur les religions. L'influence est réciproque, je le sais; la société façonne la religion qui, a son tour, façonne la société; j'observe toutefois qu'une certaine habitude de pensée nous conduit à ne voir qu'un aspect de cette dialectique, ce qui fausse singulièrement la perspective.
p. 91
Maalouf considère l'attentat d'Oklahoma City (1995) comme conséquence de cette distorsion qui nie la multiplicité des appartenances. “L'Occident” parait dominer le monde et les États-Unis paraissent dominer le monde occidental. Dans le même temps, ce pays est peuplé de minorités qui reflètent la diversité du monde et qui se sentent dominées par les mâles blancs protestants anglo-saxons. Pourtant, ce sont deux hommes précisément WASP white anglo-saxon protestant, McVeigh et Nichols, qui ont tué 168 personnes et blessés plus de 680 autres à Oklahoma City : ils se sentaient mis en danger par le gouvernement.
En somme, chacun d'entre nous est dépositaire de deux héritages: l'un, « vertical », lui vient de ses ancêtres, des traditions de son peuple, de sa communauté religieuse; l'autre, « horizontal », lui vient de son époque, de ses contemporains. C'est ce dernier qui est, me semble-t-il, le plus déterminant, et il le devient un peu plus encore chaque jour; pourtant, cette réalité ne se reflète pas dans notre perception de nous-mêmes. Ce n'est pas de l'héritage « horizontal » que nous nous réclamons, mais de l'autre.
p. 137
Cette crispation identitaire est liée à la mondialisation, qui est un péril pour la diversité, mais, prétend l'auteur, également une chance de la faire reconnaître, si on consent à ne pas s'enfermer dans l'amertume d'un passé révolu et à se laisser emporter par la violence.
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Anna Lietti pour Le Temps
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