Une guerre Made in Russia

Medvedev Sergeï. Une guerre made in Russia. Buchet-Chastel, 2024.

L'évidence même de la violence est l'un des principaux acquis de la Russie ces dernières années, la création d'un consensus public tacite, d'une zone de silence autour des crimes de l'État, crimes qui non seulement ne font l'objet d'aucune enquête ni de débats, mais sont acceptés comme les manifestations d'un pouvoir absolu.

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L'analyse de Sergueï Medvedev sur le pouvoir russe et l'adhésion de la population à sa politique rappelle les limites d'une gouvernance mondiale. Moins optimiste que le regard décalé de Maalouf sur l'état du monde, cet essai relativise les erreurs que le Président Poutine attribue à l'Occident pour justifier son « opération militaire spéciale », une guerre d'agression contre l'Ukraine.
Journaliste, enseignant de science politique à l'école supérieure d'économie de Moscou, Sergueï A. Medvedev a été accusé, après avoir quitté la Russie en mars 2022, d'être un agent de l'étranger. Son appréciation du contexte russe est non seulement critique, mais extrêmement pessimiste. La dissolution de l'Union soviétique a été un traumatisme et ses conséquences se feront ressentir encore longtemps.

Jirinovski a été le premier à parler publiquement de l'offense et de l'humiliation subies par la Russie. […] Il s'employait habilement à forger une histoire de perdants, et vers le milieu des années 2000, l'ensemble de l'élite politique commençait déjà à parler du ressentiment russe – et c'est alors, en 2005, qu'on a entendu les premières lamentations de Poutine sur « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » : l'effondrement de l'URSS.

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La structuration même de l'état russe, par les dépendances qu'elle créait entre les différentes républiques, était ferment de conflits. Dans une perspective impériale, elle justifiait l'abus de pouvoir du centre. Par des déplacements massifs de population, Staline a renforcé la ceinture d'obligés de la Russie, une frontière mal définie que Terzani a explorée lors du délitement de l'URSS.
C'est dans cette continuité, enjolivée par sa propre interprétation de l'histoire, entre Empire russe et pouvoir stalinien que Poutine se projette. Une ambition que Medvedev qualifie de coloniale et passéiste. Un programme qui nécessite davantage de combattants et de procréatrices, des individus totalement soumis à l'état – le fantasme d'une population de 500 millions, au lieu des quelque 145 millions actuels –.

L’attitude de l'État à l'égard du corps humain est marquée par une inefficacité et un gaspillage typiquement russes. On appelle sous les drapeaux plus de monde qu'il n'en faut, les hommes sont expédiés au hasard, installés dans des locaux inadaptés, sans nourriture ni commodités, exhortés à acheter eux-mêmes leur équipement: tenue de camouflage, casque et gilet pare-balles. […] Tout cela est une conséquence de l'idéologie de l'inépuisabilité des ressources humaines que résume l'aphorisme « nos femmes en feront d'autres » attribué au maréchal Joukov. Mais ce surnombre est l'essence même de la machine de terreur de l'État. C'est ainsi qu'elle démontre sa toute-puissance. La Grande Terreur de 1937 a fonctionné de la même manière : elle était à la fois universelle et accidentelle, et la victime n'était sauvée ni par une « exemption » ni par ses relations personnelles. De façon générale, la mobilisation a beaucoup en commun avec la terreur d'État : c'est un outil répressif pour discipliner la biomasse humaine.

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Alors que le retour des cercueils d'Afghanistan avait infléchi la politique expansionniste, Medvedev s'avoue surpris de la relative indifférence de la population face aux pertes humaines en Ukraine. Une apathie peut-être liée à la profonde inégalité du recrutement qui défavorise les hommes des régions les plus précaires (selon l'auteur, le plan de mobilisation concerne 0,1% de la population moscovite alors que 90% des hommes Tatars de Crimée seraient enrôlés).
L'auteur regrette cette politique qu'il considère comme un aveu de faiblesse alors que la Russie a montré par le passé sa capacité à rayonner par son soft power dans le sport, les arts et les sciences. Une politique qui, selon lui, devrait se prolonger…

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