Le labyrinthe des égarés

Maalouf Amin. Le labyrinthe des égarés : l’Occident et ses adversaires. Livre de poche, Bernard Grasset, 2023

Secrétaire perpétuel de l'Académie française, le romancier Amin Maalouf écrit un grand récit qui laisse de l'espoir pour l'avenir. Sa naissance au Liban oriente, littéralement, sa présentation de l'histoire en considérant les réussites et les échecs de modèles non occidentaux : Japon, Russie et Chine.

La restauration Meiji fascine par sa réussite et, au tournant du XXe s, présente un modèle d'émancipation pour les pays sous la tutelle coloniale. La victoire dans la guerre russo-japonaise égratigne la suprématie alors irrémédiable des Blancs. Toutefois, après le règne de Mutsuhito ( , 1867-1912) caractérisé par des progrès économiques considérables, le Japon s'engage dans la voie d'un nationalisme conquérant qui le laisse exsangue en 1945. De ces revirements, Maalouf retient la capacité d'une nation à évoluer rapidement lorsque le gouvernement agit avec mesure, dans l'intérêt du pays, et attribue à la faiblesse des successeurs de l'empereur Meiji et aux intrigues des ambitieux la dérive du Japon.

temps Botchan

Au temps de Botchan
Jirō Taniguchi, Natsuo Sekigawa – p. 56


Sōseki devient romancier en partie parce qu'il a vécu en Angleterre. Et en partie grâce à une maison japonaise où il peut vivre caché dans un espace ouvert. La guerre contre la civilisation occidentale et les contraintes de la position de chef de famille : Sōseki souffre sur deux fronts. Cette pression nouvelle et cette entrave ancienne suscitent chez lui un intense désir de liberté, sa première motivation pour écrire des romans.

Au temps de Botchan
Jirō Taniguchi, Natsuo Sekigawa – p. 115

Alors que le Japon, dans son processus d'occidentalisation, contestait la supériorité blanche, la Russie affrontait le modèle capitaliste. Caractérisant en 1908 l'économie nationale, V. I. Lénine soulignait qu'en Russie s'assemblaient « la propriété terrienne la plus arriérée, la campagne la plus sauvage et le capitalisme industriel et financier le plus avancé ». Une configuration spécifique qui permettait, selon les révolutionnaires d'Octobre, d'encore éviter les dérives qu'avaient subies les classes laborieuses anglaises. « L'idée selon laquelle un petit groupe d'activistes déterminés, endoctrinés, bien organisés, pouvait s'emparer du pouvoir dans n'importe quel pays, quel que soit le degré d'avancement de la société, a permis au mouvement de se propager rapidement à travers le monde. (p. 99) » Pourtant, relève l'Académicien, ce mode d'action a favorisé l'instauration de pouvoirs autocratiques et bureaucratiques, si éloignés des réels besoins des travailleurs dont ils se proclamaient les représentants qu'ils cédaient facilement à la répression. Ne pouvant pas tenir ses promesses, le modèle soviétique – en particulier dans sa déclinaison stalinienne – a amené beaucoup de désillusions et ouvert la voie au national-socialisme. Paradoxalement, les excès du nazisme ont permis à Staline de se réhabiliter et à relancer, pour quelques décennies, le communisme.
L'espoir d'une modernisation sans perte d'identité nationale, né au Japon, s'est aussi répandu en Chine. Les circonstances n'ont pas été aussi favorables que dans l'Archipel pour accompagner l'élan initial, avec une influence étrangère bien établie. Pourtant l'Empire du Milieu est parvenu, notamment grâce à l'habile politique de Deng Xiaoping, a devenir la deuxième puissance économique mondiale.

Bien qu'elle ait été relativement brève, [la présence de Deng] à la tête du pays a changé la donne de manière irréversible. De tels épisodes n'ont pas besoin d'être longs. Parfois, dix ou vingt ans suffisent pour réparer les dégâts causés par un ou deux millénaires. Ce qui devrait apporter aux peuples malmenés par l'Histoire une formidable raison d'espérer. Ils n'ont pas besoin de souffrir pendant des siècles pour sortir du marasme. Avec des dirigeants habiles, dévoués, et qui savent dans quelle direction avancer, tout peut changer en une génération.

p. 305 -306

Le grand bond de l'économie chinoise débute quelques années avant la chute de la maison soviétique. Un effondrement
qui loin de provoquer la fin de l'histoire, va rebattre les cartes : les États-Unis et la Chine se retrouvent à la tête de l'économie mondiale. Alors que les Américains ont établi un pays en annihilant leur passé, les Chinois retrouvent un apogée que leur Empire avait déjà connu. Une réussite due à une conjonction de facteurs, plus qu'à un génie particulier. La prééminence étasunienne est aussi une conséquence du pouvoir de séduction de l'American Way of Life lié aux efforts économiques et politiques des plans Marshall et MacArthur en faveur des Européens et des Japonais.

Avec le recul, il est clair que la « période de grâce » dont les Etats-Unis ont bénéficié au sortir de la guerre froide aurait dû être mise à profit pour bâtir un nouveau système international, au sein duquel leurs anciens ennemis, leurs rivaux, et tous les autres acteurs de la scène internationale auraient eu leur place. Un tel système aurait probablement assuré à la prééminence de Washington une certaine pérennité.

p. 393

La tentation étasunienne de définir les règles sans s'y soumettre eux-mêmes rend leur pouvoir fragile. L'auteur observe, notamment en Afghanistan , les conséquences de l'hubris qui a saisi l'Amérique : les sommes colossales investies dans la défense n'ont pas profité à la population et ont amené du chaos.
Le regard légèrement décentré d'Amin Maalouf est intéressant. Bien que clairement situé au côté du capitalisme occidental, il est critique de l'attitude des États-Unis à se considérer en maîtres absolus de la planète. Un aveuglement qui les rend fragiles : n'est-ce pas en oubliant ses responsabilités envers l'ensemble de ses administrés que le monde soviétique a fini par imploser ?
Les réussites proposées par Maalouf, aux États-Unis, au Japon ou en Chine, reposent essentiellement sur la croissance. Alors que ce modèle dispendieux montre dramatiquement ses limites, un futur porteur d'espoir est indispensable, comme l'éprouvait Sōseki. Un objectif qui nécessite une collaboration à l'échelle de la planète pour en sauvegarder la viabilité.



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Interview de Frédéric Koller pour Le Temps
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