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Bonne nuit, M. Lénine

Photo by Egor Myznik on Unsplash

Terzani Tiziano. Bonne nuit, Monsieur Lenine, Voyage à travers la fin de l'empire. Intervalles, 2022.

« Le communisme est mort », me répète tout le monde, du secrétaire du parti local, aujourd'hui au chômage, au général qui commandait il y a peu des centaines de milliers de soldats soviétiques dans la région. Pourtant, pour une raison ou une autre, je n'arrive pas à saisir dans ce que je vois l'ampleur de cette annonce d'obsèques, je n'arrive pas à éprouver l'immensité du vide laissé par cette disparition. Oui, le communisme soviétique est mort, mais personne ne semble savoir exactement où, quand ni comment. Personne ne semble le pleurer, ni même se réjouir de sa disparition. Quant au corps, personne ne l'a vraiment vu.

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Le journaliste Tiziano Terzani, grand reporter au Spiegel, participe à un voyage professionnel sur le fleuve Amour lorsque l'échec à Moscou du coup d'état contre Gorbatchev signe la fin de l'hégémonie communiste soviétique. Ce récit documentaire n'est traduit en français qu'en janvier 2022, trente ans après l'original italien. Terzani y décrit l'incroyable ignorance réciproque des Russes et des Chinois séparés par le fleuve extrême-oriental.

Le journaliste confronté à la passivité des Soviétiques lors du putsch y voit une incapacité à se projeter dans l'avenir que confirme l'endormissement de la rive sibérienne face à la relative vitalité chinoise.
Contraint de suivre à distance le putsch de Moscou, au rythme du fleuve et des autorités russes qui chapeautent cette croisière sur le Propagandist, le reporter projette une visite des républiques qui constituaient le flanc sud de l'URSS.
L'aspect répétitif de ces textes – aéroport, arrivée à l'incontournable Intourist, recherche de contacts officiels et opposants, constats sur la situation socio-économique – décrit au mieux les limites atteintes par le système communiste. Le reportage met particulièrement en évidence la perversité de l'impérialisme russe puis soviétique et éclaire la position défendue par Poutine dans la guerre qui l'oppose à l'Ukraine.
Trente ans après ce voyage, alors que les études post-coloniales clivent les sociétés dites démocratiques, il est intéressant de constater que le modèle colonial mis en place à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou différait peu de celui des impérialismes occidentaux. Dans une société voulue égalitaire, de quelles vertus spécifiques pouvaient se prévaloir les Russes aux dépens des autres nationalités mises en concurrence sur leur propre territoire ?
Le peuple qui en septante ans de soviétisme a appris à se taire face au pouvoir oppresseur ne réagit pas à l'effondrement de l'URSS. Les élites, par contre, saisissent très rapidement l'opportunité de la dissolution du Parti communiste de l'Union soviétique et de son énorme richesse. Les intelligentsias restent au pouvoir se parant de l'étiquette social-démocrate et se répartissent le butin des actifs économiques.

Le Kazakhstan possède d'importants gisements de cuivre. Par le passé, les entreprises publiques chargées de l'extraire devaient le livrer aux usines chargées de l'utiliser pour fabriquer, entre autres, de simples fils électriques. Comme le plan économique était conçu au niveau national, c'est-à-dire pour l'ensemble de l'URSS, les entreprises manufacturières, c'est-à-dire celles qui transforment les matières premières en produits, se trouvaient souvent dans une république différente de celle où l'on extrayait lesdites matières premières. Le cuivre du Kazakhstan, par exemple, partait dans les usines d'Ukraine qui produisaient des fils électriques pour toute l'URSS.

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L'effondrement ne semble faire que des perdants. Les Russes d'abord, blessés dans leur rêve suprémaciste. Ils s'envisagent contraints au repli dans leur Fédération alors qu'ils étaient très présents notamment dans les postes techniques de l'appareil économique de toute l'Union. Ainsi au Kazakhstan, dont le président contesté vient d'être brillamment réélu avec plus de 80% des suffrages, la part de la population russe aurait passé de 39% à 24% entre 1989 et 2020. De leur côté, les diverses républiques découpées pour diviser les communautés ethniques doivent gérer des désaccords amplifiés par les brassages de population liés au système répressif (goulags) et aux émigrations forcées de l'ère stalinienne. Les conflits récurrents qui opposent l'Azerbaïdjan et l'Arménie sur le Nagorno-Karabakh en sont un exemple.
Alors que certains voient poindre, à moyen terme, “la reconstitution de l'ancien Turkestan, c'est-à-dire l'union de ces républiques qu'unissent non seulement la religion et la langue [turque], mais aussi le fait d'avoir subi la colonisation russe et communiste” (p. 142), la méfiance réciproque entre ethnies, exacerbée par les Soviétiques semble privilégier l'expansion du national-bolchevisme.

« Dire la vérité est toujours dangereux. Aujourd'hui, on parle beaucoup de démocratie, mais c'est un jeu, on joue à être comme vous, les Occidentaux. Dix-huit millions de communistes ne disparaissent pas comme ça, en l'espace de deux semaines. La mort du communisme n'est qu'une illusion ! »

p. 165


Avec le recul, l'inquiétude de Terzani relative à la mainmise de l'islam politique, sur le modèle iranien de Khomeini, dans les républiques caucasiennes et d'Asie centrale s'est avérée surévaluée. Cet échec, malgré l'apport financier de l'Arabie saoudite et l'expansionnisme turc, est probablement lié au repli conservateur observé dans tout l'espace soviétique. Une configuration qui permet à Ramzan Kadyrov de prôner une surréaliste “union des chrétiens et des musulmans” contre les forces du mal, “la démocratie satanique” de l'Occident. (source : France info – consultée le 21.11.2022)

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Dominique David pour politique étrangère
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