Le samouraï Hasekura
L'Ambassade de Hasekura Rokuemon Tsunenaga à Rome en 1615 – Wikimedia Commons
En utilisant une trame historique ignorée de l'Occident, Endō met en lumière ses propres interrogations sur sa singularité de chrétien japonais. Le ressenti de Hasekura lorsqu'il découvre le vaisseau qui doit l'emmener sur le Pacifique nous paraît irrationnel, sa soumission diffère-t-elle pourtant du lien que l'interprète Velasco entretient à Dieu ?« Sa Seigneurerie a construit un beau navire ! » Étant simple brigadier, le samouraï n'avait aperçu Sa Seigneurerie, qui habitait le donjon du château, que de rares fois et de loin. Sa Seigneurerie avait toujours été lointaine et inaccessible. Mais, dès le moment où il posa les yeux sur le grand navire, le mot : « devoir » s'imposa nettement à son esprit. Pour le samouraï, le navire était Sa Seigneurerie et l'autorité de Sa Seigneurerie. Le samouraï obéissant fut empli de la joie de servir Sa Seigneurerie.
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Hasekura Tsunenaga à Rome, Archita Ricci 1615 – wikimedia commons
L'unification du Japon et l'avènement du shogunat de Tokugawa Ieyasu ont mis fin aux convoitises européennes sur l'Archipel. L'évangélisation par les Jésuites de ce territoire débute avec l'arrivée de François-Xavier. Profitant du désordre provoqué par les guerres entre provinces, ils ont exploité des révoltes locales pour convertir. Dans un contexte de concurrence avec les nations protestantes, ils outrepassent le cadre donné à leur présence : les missionnaires étrangers sont interdits et le daimyō Toyotomi Hideyoshi ordonne alors la crucifixion de vingt-six chrétiens à Nagasaki en 1597.Le clan au pouvoir envisage de commercer avec les Espagnols établis à Manille et l'ouverture d'une route directe au travers du Pacifique avant que Ieyasu ne juge l'influence étrangère trop dangereuse et interdise simplement le christianisme. Une proscription qui ne sera levée qu'à la fin du shogunat Tokugawa, à la restauration Meiji. L'ambassade japonaise de samouraïs qui embarque vers la Nueva España est attestée comme sa poursuite jusqu'au Vatican. Ils sont accompagnées d'un missionnaire franciscain qui abuse de sa position d'interprète pour intriguer.
Endō se saisit de cet événement pour mettre en correspondance les civilisations japonaise et occidentale. Des sensibilités très différentes dont il montre que l'on ne peut pas les opposer, tant la vision de l'existence sur laquelle elles reposent diverge. Velasco le prêtre et Hasekura le samouraï, par leur position sociale, ont des obligations envers leur subordonnés. Devoir qu'ils accomplissent par soumission à Dieu pour l'un et à son souverain pour l'autre, deux entités qui leur sont relativement abstraites.Comme son éducation l'avait amené a croire que son minuscule morceau de terre était la somme totale du monde, les manœuvres politiques évoquées par Matsuki n'avaient aucun sens pour lui. Il n'avait jamais envisagé l'existence de ces réseaux complexes d'inimitiés dépassant totalement sa compréhension au sein du Conseil des Anciens. Il avait entrepris ce voyage tout simplement parce que Seigneur Shirashi le lui avait demandé.
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La liberté que le missionnaire souhaite apporter au Japon, les samouraïs la trouvent trompeuse. Davantage encore lorsqu'ils voient de quelle manière sont traitées les populations indigènes du Mexique. Endō, qui a été contraint à se convertir au christianisme dans sa pré-adolescence, ne parait pas rejeter cette religion dans son essence, mais dans son intransigeance.Les samouraïs ruraux de leur domaine avaient tous pour caractéristiques de placer l'honneur au-dessus de tout le reste, de considérer une insulte comme la honte absolue, de mépriser la nouveauté et de ne rien faire pour essayer de réviser les vieilles habitudes.
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Comme le mentionne la fille de samouraï Sugimoto Inagaki Etsu, la rupture imposée par la conversion avec l'attachement aux ancêtres est un obstacle majeur à l'expansion du christianisme au Japon. Le lien avec la nature et la recherche de bénéfices dans la pratique religieuse japonaise peut paraître opportuniste, mais les pratiques bienfaitrices accompagnant l'élan missionnaire l'étaient tout autant. Les persécutions de chrétiens à Nagasaki au tournant du XVIIe s. visaient davantage la tentative de mainmise des nations européennes que la pratique religieuse.
Sur un plan plus personnel, Hasekura est questionné par l'omniprésence du crucifix dans tous les lieux qu'il visite. Cette image de dénuement extrême l'obsède jusqu'à ce qu'il ne réalise que, malgré sa totale subordination à sa seigneurie et à Velasco, sa mission est un échec. ”Bizarrement, il ne le méprisait plus autant. En fait, il lui semblait que cet homme misérable lui ressemblait beaucoup alors qu'il était assis, plongé dans ses pensées“ (p. 339) comme si Velasco, dans son dessein d'évangéliser le Japon, avait tu l'essentiel.Tel était le Japon. Un mur avec des fenêtres de la taille de meurtrières, des fenêtres permettant de surveiller ceux qui arrivaient, pas de regarder le vaste monde.
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Endō, qui a également étudié en France, à Lyon, interroge les interfaces entre civilisations et les enjeux de domination qui dépassent les individus, de manière plus intime que ne le fait Akira Mizubayashi pour les aspects linguistiques ou artistiques.
La promesse d'échanges économiques avec le Mexique ne se réalisera pas et le christianisme sévèrement réprimé. La majorité qui s'était convertie par opportunisme a renié sa nouvelle foi et bon nombre des convaincus ont été exécutés. Tout extraordinaire que résonne le voyage de Hasekura et de ses comparses, les tempêtes traversées ont été négligeables en regard des épreuves morales subies par la délégation japonaise.
Franck Damour, Shûsaku Endô ou la quête d’un Christ japonais, Études, février 2017