Un livre de martyrs américains

Oates Joyce Carol. Un livre de martyrs américains. Philippe Rey, 2019. Points, Seuil, 2020

La prolifique romancière américaine Oates ne craint pas de thématiser les problématiques sociales qui déchirent les États-Unis. Comme dans Sacrifice, elle essaie de dépasser les clivages qui ne peuvent que légitimer les violences.

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Le martyr de William Tyndale – wikimedia

À l'école pastorale de Toledo, à la bibliothèque, j'avais lu ou tenté de lire le Livre des martyrs de l'Anglais John Foxe. C'était un très vieux livre des années 1500 (un temps si éloigné que je n'arrivais pas à m'imaginer quelle sorte de gens vivaient alors) qui avait été « actualisé » pour le lecteur moderne. Malgré cela, la lecture n'était pas facile. J'avais du mal à lire plus de quelques minutes d'affilée ces descriptions des supplices et des martyrs endurés par des chrétiens protestants opposés à la « papauté romaine ». […] Mais à présent il était clair que Dieu m'avait guidé. […] Je serais transporté de fierté, pensais-je, si devant un vaste auditoire l'éminent professeur Wohlman projetai un jour une photo de Luther Dunphy sur un écran et s'il parlait de moi avec admiration comme d'un martyr de la cause.

p. 125-126

Par le titre, elle renvoie au Livre des martyrs de John Foxe qui, dans l’Angleterre du XVIe s., accentua les luttes entre catholiques et protestants. Et dans la question de l'avortement, dont traite le roman, l’activisme de certaines églises sert les desseins de politiciens qui jouent avec les émotions de cette question complexe. Bien que Joyce Carol Oates mentionne le meurtre du médecin George Tiller , connu comme avorteur, comme source d'inspiration, son roman amalgame les contextes des violences extrêmes liées à l'interruption volontaire de grossesse et au contrôle des naissances.
Le roman s'ouvre donc par les meurtres, en novembre 1999, dans une petite ville de l'Ohio du Dr Guy Voorhees et de Timothy Barron, le volontaire qui devait assurer sa sécurité, par Luther Amos Dunphy. S'ensuit une procédure judiciaire, avec ses codes, que l'autrice distingue de la réalité vécue. Le meurtrier pourrait être considéré comme jouet de la justice tant son défenseur fait abstraction de ses circonstances de vie. Mais il peut être aussi vu comme sujet de la condescendance de Oates qui le dépeint en caricature de »petit Blanc» – qu'apporte à l'intrigue la trisomie de sa fille cadette ? –, une proie facile pour des associations extrémistes comme l'Armée de Dieu.
À l'opposé, une forme de réussite sociale des Voorhees légitime l'engagement du médecin en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps (selon une phraséologie militante). Un succès qui cache les fêlures que l'autrice exploite habilement pour rendre son livre addictif.

[…] les manifestants étaient bien intentionnés. Les chefs religieux les mobilisaient pour des raisons politiques afin de saper l'« État-providence », l'« athéisme impie » d'une économie plus équitablement distribuée. De même que les politiciens de droite se faisant populistes pour attirer les votes, ils étaient financés par des sociétés prospères, uniquement préoccupées de faire élire des gouvernements favorables aux affaires. Contre le mariage gay, la contraception, les droits de la femme en matière de procréation, l'avortement était le en catalyseur de l'émotion, le cri de ralliement : Aucun bébé ne choisit de mourir. Comme ces gens étaient manipulés ! Comme ils étaient naïfs, politiquement parlant ! Mais leur émotion était sincère. Leur rage était on ne peut plus sincère.

p. 306-307


Malgré ces aspects simplificateurs, le roman cherche à montrer l'impact de cette violence, que la justice ne suffit pas à réparer, sur les familles des agresseurs et des victimes. En opposant à une justice froide, mais pas impartiale, une empathie surjouée, Joyce Carol Oates dit son espoir de réduire les fractures entre sociétés qui évoluent séparément.
C'est la posture de quelques féministes, parmi lesquelles, Lauren Bastide pour dépasser les blocages consécutifs à #metoo : « Aucune femme passée par la dénonciation d’un MeToo dans l’espace public n’est sortie apaisée. Ça écrase. On tourne autour de la question de la véracité des faits […]. Il faut aborder autrement ces récits, en faire le point de départ d’une conversation » dont elles espèrent qu'en permettant de comprendre le ressenti de l'autre partie.

Jean-François Schwab pour Le Temps

Site de l'éditeur Philippe Rey