Les ingénieurs du chaos

Da Empoli Giovanni. Les ingénieurs du chaos. Folio actuels 2023 (JC Lattès, 2019)

[L]'objectif est désormais d'identifier les thèmes qui comptent pour chacun, pour ensuite les exploiter à travers une campagne de communication individualisée. La science des physiciens permet à des campagnes contradictoires de coexister en paix, sans jamais se rencontrer, jusqu'au moment du vote. Dans le nouveau monde, la politique devient donc centrifuge. Il ne s'agit plus d'unir les électeurs autour du plus petit dénominateur commun, mais au contraire d'enflammer les passions du plus grand nombre de groupuscules possible pour ensuite les additionner même à leur insu. Les inévitables contradictions contenues dans les messages adressés aux uns et aux autres resteront de toute façon invisibles aux yeux des médias et de l'ensemble du public.

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Empoli Ingenieurs Chaos
Qu'ils soient mages ou ingénieurs, les assistants des gouvernants redoublent d'habileté pour que leur favori ou leur parti puisse se maintenir au pouvoir. Dans son roman consacré à la Russie, Giuliano da Empoli thématise l'ascension de Poutine et son opiniâtreté à laisser sa trace dans l'histoire. Dans un système qui tend à se verticaliser, le rôle du conseiller consiste à flatter le maître plus qu'à lui suggérer des initiatives.
Proche collaborateur de Matteo Renzi, l'auteur est un observateur attentif de la politique italienne. Il n'explique l'ampleur de la déferlante du Mouvement 5 étoiles, balayant les partis traditionnels en 2018, que par une conception disruptive de la politique : le succès de cette organisation serait dû à l'exploitation optimale des réseaux numériques plus qu'à son programme politique. Le mouvement modifiant sans cesse ses positions pour satisfaire ses affiliés, il ne peut se fixer une ligne. Pour capter l'attention de ses adeptes, il est contraint de susciter continuellement l'indignation. Il serait réconfortant d'assimiler ce descriptif à une nouvelle théorie complotiste. C'est pourtant en entretenant le flou entre faits et opinions que de nombreux dirigeants ont également récemment réussi à fragiliser la démocratie avec l'appui de scientifiques.

Dans un contexte géostratégique tendu, la Chine et la Russie réinterprètent le vocabulaire diplomatique occidental pour imposer leur version des «like-minded countries» afin de façonner un nouvel ordre international dans lequel les démocraties libérales seraient minorées. Ces tendances favorisent la prolifération d'informations (opinions ?) dans lesquels il n'est pas toujours facile de se retrouver, le propre du chaos. C'est ainsi que certaines assertions de l'essai de da Empoli sont démenties.
De même le rôle de la firme Cambridge Analatyca dans la victoire de Trump en 2016 est remis en cause ou le contrôle social généralisé par caméras de surveillance en Chine contesté. Est-ce qu'avec le recul, certains faits doivent être vraiment relativisés ou ces nouvelles appréciations participent-elles de la guerre de la (dés)information ?
Ekman Alice, Chine-Russie. Le grand rapprochement. Gallimard, Tracts, 2023
Le Collimateur : Les démocraties face aux ingérences étrangères

Bien que le mouvement des particules élémentaires soit chaotique, les corps semblent se conformer aux lois de la physique classique. Familiers de ces concepts, les physiciens sont habitués à manipuler de grandes quantités de mesures et à anticiper la variation d'infimes paramètres. C'est à ces compétences acquises en physique que da Empoli attribue le succès des mouvements national-populistes : une grande capacité à répertorier les mécontentements les plus divers et à les agréger en votes. Les leaders se distinguent alors moins par leurs propositions que par leur habileté à faire parler d'eux. la provocation assure le spectacle et même les médias qui se veulent respectables amplifient les polémiques.

Pour combattre la vague populiste, il faut commencer par la comprendre et ne pas se borner à la condamner, ni la liquider comme un nouvel « Âge de la Déraison » […] Le Carnaval contemporain se nourrit de deux ingrédients qui n'ont rien de déraisonnable : la rage de certains milieux populaires qui se fonde sur des causes sociales et économiques réelles; une machine de communication surpuissante, conçue à l'origine pour des fins commerciales, devenue l'instrument privilégié de tous ceux qui veulent multiplier le chaos.

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Alors que la capacité à établir un consensus donnait le sentiment d'une politique équilibrée, la fragmentation de la diffusion des informations laisse croire à chacun·e qu'iel (un terme source de polémiques) devrait obtenir plus.
Bien qu'attirant l'attention sur les conséquences de l'abandon de la politique aux physiciens et aux technocrates, Giuliano da Empoli insiste en relevant que les revendications populaires sont fondées dans un monde en profond et rapide bouleversement. Il précise que c'est en mobilisant ses électeurs par les réseaux sociaux qu'Obama a aussi été élu pour un second mandat en 2012.

Improbable pas tant en raison de ses cheveux jaunes, de ses affaires douteuses et de ses poses théâtrales. Mais plutôt parce que, à l'automne 2008, le bâtisseur new-yorkais est l'une des figures les plus populaires auprès des Afro-Américains et des Latinos. The Apprentice, le show de téléréalité qu'il présente avec un grand succès depuis 2004, et dans lequel il interprète son propre rôle, plaît particulièrement aux minorités parce qu'il met en scène des jeunes de toutes origines ethniques, mis en compétition pour réaliser le rêve américain sous le regard implacable mais juste de Donald.

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À défaut de solutions – ou vaines promesses électoralistes – capitaliser sur ce mécontentement est un moyen d'esquiver. Pour combien de temps ? Le retour de Biden ou de Lula aux affaires montre une certaine aspiration à l'apaisement. Il établit surtout l'absence de confiance qu'incarnerait des forces nouvelles prêtes à affronter les défis actuels auxquels la politique et l'économie de ces dernières décennies nous confrontent.

Des démocraties illibérales

L'ère du doute instillé par les «ingénieurs du chaos» met le modèle des démocraties occidentales à l'épreuve. Cet affaiblissement est une aubaine pour les systèmes autoritaires qui se montrent en exemples de stabilité. Contradictoire dans les termes, la «démocratie illibérale» est alors présentée comme le seul système validé par l'électeur de pérenniser les valeurs occidentales ; un modèle qui ne craint pas de limiter les contre-pouvoirs que sont la justice et la presse. Échange d'opinions sous la direction d'Olivier Meuwly

Faire croire que les juges ont un pouvoir excessif ou que les moeurs sexuelles doivent répondre à des principes moraux qui dépassent les choix des individus ne signifie toutefois pas encore gagner les élections. Il faut également disposer de ressources militantes et financières, mais aussi pouvoir s’appuyer sur un système politique permettant à des nouvelles forces politiques d’accéder au pouvoir, par exemple un système électoral à la proportionnelle ou un système qui admet, une fois que des forces illibérales ont atteint leur objectif, de limiter l’éventuel succès des partis d’opposition, notamment en réduisant la liberté des médias. Un chemin complexe qui est néanmoins parcouru avec succès par plusieurs partis politiques en Europe et dans d’autres régions du monde.

Oscar Mazzoleni
Le Temps, le 18 juillet 2023



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Le tour du monde des idées – France-Culture
Interview de l'auteur par Richard Werly