Le Mage du Kremlin

Da Empoli Giuliano. Le mage du Kremlin. Roman. Gallimard, 2022.

Avec le personnage de Vadim Baranov, Giuliano da Empoli campe une figure qui ne lui est pas complètement étrangère. Autrefois conseiller politique du Président du Conseil Matteo Renzi, l'auteur a une formation en droit et en science politique. Dans ce roman, terminé dans les premiers jours de 2022, le narrateur reçoit les confidences du spin doctor du Tsar Vladimir Poutine. Ses propos donnent des clés de compréhension particulièrement pertinentes sur la situation qui prévaut en Russie et sur le ressentiment de Poutine à l'égard de l'Occident et de l'Ukraine.

[…] la première moitié du vingtième siècle n'aura au fond été rien d'autre que cela un affrontement titanesque entre artistes. Staline, Hitler, Churchill. Puis sont arrivés les bureaucrates, car le monde avait besoin de se reposer. Mais aujourd'hui les artistes sont de retour. Regardez autour de vous. De quelque côté que vous vous tourniez, il n'y a que des artistes d'avant-garde qui prétendent non pas décrire la réalité mais la créer.

p. 32-33


Selon l'écrivain lui-même, le personnage de Baranov est inspiré de Vladislav Sourkov (), directeur adjoint de l'administration présidentielle de la fédération de Russie. Cette position en fait un commentateur crédible des arcanes du pouvoir russe. La posture du Tsar est parfaitement vraisemblable, en regard des communiqués de ses porte-parole : une attitude glaçante de détermination. Pourtant l'auteur ne cède pas au manichéisme et se refuse à absoudre des Occidentaux qui n'ont pas saisi le traumatisme des années Eltsine. Une meurtrissure qui installe le pouvoir de Poutine dans la durée.

En récrivant l'histoire russe Poutine veut gommer les deux périodes pendant lesquelles la libre entreprise a gouverné le pays. Deux moments chaotiques que ces premiers mois de la révolution de 1917 et de la chute du Mur. Pendant cette dernière décennie les audacieux faisaient fortune en quelques jours pillant les possessions d'un parti en déliquescence. Cet accaparement que Tiziano Terzani a décrit était aussi le fait d'opportunistes qui ont privé la majeure partie de la population de réaliser le modèle de réussite russe quand elle ne l'a pas simplement condamnée à la ruine.
Du point de vue occidental, l'accès au marché soviétique et le contrôle de cette économie est un succès, d'autant plus manifeste qu'elle permettait d'accroître simultanément le pouvoir du libre marché en Europe de l'Ouest. Aveuglés par la flamboyance éphémère de ces oligarques les dirigeants occidentaux ont ignoré le désarroi causé par ce renversement d'un modele sociétal et l'appel de la population à retrouver un ordre intérieur et un statut de puissance international.

En peu de mois, tout cela a été balayé. Les nouveaux héros, les banquiers et les top-modèles ont imposé leur domination et les principes sur lesquels était fondée l'existence de trois cents millions d'habitants de l'URSS ont été renversés. Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché.

p. 87

En récrivant l'histoire russe Poutine veut gommer les deux périodes pendant lesquelles la libre entreprise a gouverné le pays. Deux moments chaotiques que ces premiers mois de la révolution de 1917 et de la chute du Mur. Pendant cette dernière décennie les audacieux faisaient fortune en quelques jours pillant les possessions d'un parti en déliquescence. Cet accaparement que Tiziano Terzani a décrit était aussi le fait d'opportunistes qui ont privé la majeure partie de la population de réaliser le modèle de réussite russe quand elle ne l'a pas simplement condamnée à la ruine.
Poutine Macron Kremlin fevrier 2022

MM. Poutine et Macron au Kremlin, le 7 février 2022 : une certaine distance…
Photo diffusée par la Présidence russe


Du point de vue occidental, l'accès au marché soviétique et le contrôle de cette économie est un succès, d'autant plus manifeste qu'elle permettait d'accroître simultanément le pouvoir du libre marché en Europe de l'Ouest. Aveuglés par la flamboyance éphémère de ces oligarques les dirigeants occidentaux ont ignoré le désarroi causé par ce renversement d'un modele sociétal et l'appel de la population à retrouver un ordre intérieur et un statut de puissance international.

« Dans le passé, il m'est arrivé de donner, de temps en temps, un coup de main, reprit-[Berezovsky] un peu déçu. Mais maintenant le scénario a complètement changé. Il ne s'agit plus de soutenir quelque chose qui existe déjà, il faut inventer quelque chose qui n'existe pas encore.
– Et quelqu'un..., intervint l'associé.
– Et quelqu'un, oui, bien sûr, mais ce n'est pas le problème. En fait, il faut créer une nouvelle réalité. Il ne s’agit pas de remporter une élection, il s’agit de construire un monde. »

p. 85-86

À la cour de celui que de Empoli désigne comme “le Tsar” chaque signe est soigneusement interprété afin de déterminer quelle sera la prochaine mise à l'écart et d'essayer d'en éviter les conséquences. Ces jeux d'influence renforcent le pouvoir de Poutine. Da Empoli ironise sur la faiblesse que constitue, aux yeux des régimes autoritaires les sociétés libérales occidentales : la culture du débat et la recherche de consensus – piliers des démocraties – sont propices aux influences extérieures. Dans un dialogue, fictif, entre le Tsar et Evgueni Prigojine, Poutine encourage ce dernier à monter les Occidentaux les uns contre les autres, jusqu'à semer le chaos. Le succès des polémiques clivantes actuelles laissent aux autocrates de grandes possibilités d'action.
En préambule à son roman, l'auteur note qu'il s'agit d'une véritable histoire russe ; les faits ne le démentent malheureusement pas. À chacun·e d'aiguiser sa vigilance, plutôt que de se déchirer sur l'usage du point médian…

Les vieux dirigeants soviétiques avaient leurs qualités, mais ils choisissaient toujours la stabilité face à l'incertitude. Ils aimaient que les choses fussent organisées et prévisibles. C'est pour cela qu'à la fin ils se sont fait bouffer par les Américains. Parce qu'à ce jeu-là, vous les Occidentaux êtes les meilleurs. Toute votre vision du monde est fondée sur le désir d'éviter les accidents. De réduire le plus possible le territoire des incertitudes afin que la raison règne, suprême. Nous au contraire, nous avons compris que le chaos était notre ami, à dire vrai, notre seule possibilité.

p. 207



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