L'odyssée d'Hakim

Scénariste et dessinateur de cet ouvrage, Fabien Toulmé est un auteur inhabituel. À la naissance de leur seconde fille, les parents découvrent qu'elle est atteinte de Trisomie 21. Il réalise alors un premier album autobiographique racontant le chemin qu'il a dû traverser pour accueillir cette enfant. Cette démarche l'amène à abandonner sa profession d'ingénieur en génie civil pour vivre de la bande dessinée : il réalise ainsi un rêve d'enfance.
Cette entrée tardive dans la carrière de dessinateur affecte son style : une naïveté du trait, des personnages extrêmement stylisés, des caisses comme voitures, un décor austère. Cette économie de moyens se révèle une force, elle met en évidence le fort engagement social de l'auteur.
Dans le but de permettre au public de s'identifier aux réfugiés, il a choisi de raconter le parcours de migration de l'un d'entre eux, Hakim, dont il a fait connaissance par l'entremise d'une amie journaliste. Il a recueilli son témoignage avec l'aide d'un traducteur-interprète pour assurer la meilleure fidélité des propos. Fabien apparaît dans la bande dessinée, notamment pour apporter des informations sur le contexte des interviews ou les relations qui se nouent avec Hakim, Najmeh, leur fils Hadi et son frère Sébastien. La place de ces inserts, qui apportent aussi des informations sur la sitution politique, diffère selon le volume. Ils renforcent l'empathie qui se dégage de l'ouvrage, mais leur ton est parfois trop didactique.
L'auteur envisageait le récit d'une traversée de la Méditerranée, mais une telle représentation aurait été réductrice et il voulait présenter le fait migratoire dans sa complexité. Il suivrait donc Hakim pas à pas, de Damas, au Liban, puis en Jordanie, en Turquie et jusqu'en France. Cette démarche rappelle l'excellent grand format de la RTS, Exils.
Après avoir été arrêté et torturé, après que sa pépinière ait été séquestrée et son logement détruit, Hakim ne voit alors pas d'autre issue que de quitter la Syrie. Tant qu'il reste au Moyen-Orient, Hakim peut compter sur un réseau familier. Mais à chacune de ses étapes, l'afflux des Syriens occulte son espoir de s'établir. Les petits boulots se tarissent, l'indifférence des autochtones fait place à l'hostilité. Hakim, qui s'est marié en Turquie avec une Syrienne et est devenu père, envisage alors de partir pour l'Europe. Chaque pas qui l'éloigne de son pays diminue son espoir de rentrer en Syrie.
Finalement, sa femme peut partir avec sa famille pour rejoindre des proches en France; lui et leur fils doivent envisager une autre option. Les démarches visant à un regroupement familial échouent à cause de la négligence d'un fonctionnaire. La séparation se prolonge. Ses moyens financiers sont de plus en plus précaires. Son état physique et psychique se détériore.
Hakim et Hadi vont se joindre au flux de réfugiés qui parcourt les Balkans pendant l'année 2015. Alors que le jeune homme maîtrise le choix de ses étapes proche-orientales, il s'en remet au destin pour son cheminement vers l'Occident. Il est soumis au «business de la détresse» et à des passeurs plus ou moins fiables. De Grèce en Hongrie, le trajet est plus ou moins convenu puisque les autorités grecques, macédoniennes et serbes ont surtout le désir que ces exilés ne restent pas sur leur territoire. La politique hongroise est plus ambiguë : le même souci prévaut, mais autorités et population se montrent particulièrement hostiles. Les personnes les plus accommodantes, selon la perception de Hakim, craignent le moindre geste bienveillant à l'égard des migrants.Dans ce camp et tout au long de mon voyage, j'ai rencontré tellement de gens qui avaient des histoires de vie terribles. Si j'avais fait de la BD comme toi, j'aurais pu raconter 200 histoires différentes mais en même temps tellement semblables de détresse, de malheur, de misère.
tome 3, p. 112

Hakim est arrivé moralement épuisé en France. Si la réunion de la famille sous un même toit était essentielle, le processus de reconstruction de soi est toujours en cours. Le deuil d'une position sociale avantageuse est difficile et rend le quotidien compliqué.
Fabien a trouvé une manière juste pour dessiner ce récit de vie. Sa manière sobre de raconter ces trois ans de la vie de Hakim, sans excès de pathos, sans jugement, est une invitation à vivre les événements qui nous affectent sans se laisser submerger. En rester aux données factuelles, sans écarts interprétatifs, est une bonne assise pour toute construction; une démarche d'ingénieur ?
Catherine Fattebert pour la RTS
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