Kafka sur le rivage

Murakami Haruki. Kafka sur le rivage. 10/18, 2007.

La luxuriance des forêts de Shikoku répond à l'imagination débordante de Murakami qui nous y emmène dans un voyage initiatique. le sentiment de permanence qui s'en dégage brouille les repères temporels. Un décor rêvé pour évoquer la manière complexe dont se constitue une personnalité humaine.

Moi je n'ai qu'un seul problème à surmonter : vivre chaque jour dans ce corps, cette enveloppe défectueuse. Dit comme ça, ça paraît simple, mais en fait, c'est compliqué. De toute façon, ce n'est pas parce que j'y arriverai que j'aurai accompli quelque chose d'important. Je ne m'attends pas vraiment à recevoir une ovation.

p. 362


Lorsqu'ils quittent l'arrondissement tokyote de Nakano dans des circonstances obscures, Kafka Tamura et Nakata se dirigent vers Shikoku. Leur chemin passe par la Bibliothèque Komura où ils croisent Mlle Saeki, la directrice, et son assistant·e Oshima. Quels sont les liens entre Kafka l'adolescent fugueur, Nakata le vieil homme traumatisé pendant la guerre et Mlle Saeki ?

Je ne connais pas cette ville, et n'ai aucune idée de la mentalité des habitants. Mais personne ne semble se soucier de moi. Je commence même à avoir l'impression d'être devenu transparent. Une fois arrivé au gymnase, je paie mon entrée sans un mot, et on me tend, également en silence, une clé pour mon casier de vestiaire. Je me change, enfile mon short de gym et un tee-shirt, fais quelques étirements pour me dérouiller les muscles. Je sens que je commence à me détendre. Je suis à l'aise dans cette enveloppe qui s'appelle mon corps. Je m'enferme à double tour dans ses contours bien délimités. Tout va bien. Je reconnais l'endroit.

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Le fantastique n'est jamais loin comme l'endormissement de ces élèves pendant les bombardements américains de la Seconde guerre mondiale ou ces soudaines pluies de poissons ou de sangsues. Cet univers onirique tranche avec la rationalité matérialisée par la Bibliothèque Komura de Takamatsu. Les perceptions sensorielles font le lien entre le monde réel et l'intériorité. C'est notamment la musique, ici le Trio de l'Archiduc de Beethoven, qui amène Hoshino à accéder à ses émotions et à développer sa sympathie pour Nakata, lui qui, en perdant ses capacités à la lecture, a acquis une perception si aiguisée de la nature qu'elle lui permet de communiquer avec les chats.

Une petite ville est blottie dans une sorte de cuvette peu profonde; elle suit les contours naturels du terrain. Je ne sais pas combien de gens vivent là, mais d'après la taille de ce vallon, ils ne peuvent pas être très nombreux. Il y a plusieurs petites avenues, longées de quelques rangées d'immeubles, tout aussi petits. On ne voit personne nulle part. De toute évidence, ces bâtiments n'ont pas été construits avec un souci d'esthétique mais dans le seul dessein de protéger efficacement les habitants de la pluie et du vent. L'endroit n'est pas assez grand pour mériter le nom de « ville ». Il n'y a pas de magasins, pas d'équipements publics, pas d'enseignes ni de panneaux de signalisation. Juste quelques constructions toutes simples, toutes du même aspect et de la même taille, regroupées ici on ne sait pourquoi. Aucun immeuble n’a de jardin, et on ne voit pas un seul arbre dans les rues. Comme si la forêt environnante suffisait largement en la matière.
Une brise légère traverse la forêt, fait trembler les feuilles autour de moi. Ce bruissement anonyme forme des tourbillons sur mon cœur. Je pose une main sur un tronc d'arbre et ferme les yeux. Ces tourbillons ressemblent à un présage dont je n'aurais pas déchiffré le sens. Une langue dont je ne comprendrais pas un mot. Je rouvre les yeux, contemple à nouveau le monde inconnu qui s'étend en contrebas.

p. 568-569

Quant à Kafka, la découverte de sa sexualité exacerbe ses émotions jusqu'à le rendre confus, un trouble favorisé par le monde fascinant de la forêt. Alors que l'auteur évoque mondes parallèles et confusions temporelles qui naissent d'émotions extrêmes, il multiplie les références littéraires pour rappeler combien le rêve et l'imagination participent à la construction de nos identités psychiques.

Site Murakami Pilgrimage
Le site de l'auteur (en)
André Clavel pour Le Temps
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