La vie de Mizuki

Mizuki Shigeru. Vie de Mizuki. Cornélius, 2013
Trois tomes : 1: L'enfant – 2: Le survivant – 3: L'apprenti

Reconnu pour ses mangas de Yokaī, ces créatures surnaturelles du folklore japonais, Mizuki Shigeru s'est également révélé dans des récits historiques et autobiographiques qui documentent l'ère Shōwa (1926-1989).
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Parus entre 2001 et 2005, alors qu'il a 80 ans, ces récits reprennent, en les précisant, des éléments de mangas antérieurs, notamment Opération Mort dont Mizuki disait qu'il était ai 90% autobiographique. Le mangaka y manifeste une bonne dose de dérision et un détachement exagéré à la réalité.

J'évolue dans un monde où tout semble fictif et réel à la fois.

p. 254, T3


Mizuki Shigeru et son père

Mizuki Shigeru et son père en 1943 – Wikimedia

Diverses planches, en particulier dans les deux premier tomes. rappellent le contexte historique dans lequel a vécu Mizuki. Dans son enfance dans la Préfecture de Tottori, l'auteur a été imprégné par la militarisation du Japon en éprouvant une certaine fascination pour les forces de la marine qui mouillait à proximité.
La scolarité de Shigeru n'est pas aisée et il essaie de se faire accepter en rejoignant le groupe des bagarreurs. Il est moqué pour son retard de langage, son obsession de la nourriture et son incapacité à se soumettre aux horaires, D'où son surnom de GeGe dont l'auteur s'approprie le stigmate en le parodiant en GeGeGe. Ces volumes autobiographiques portent d'ailleurs un titre qui pourrait être traduit par Ma vie entière est le paradis de GeGeGe. Il s'évade de ce monde hostile en rêvant aux Yokaī, fantômes, monstres et autres créatures oniriques auxquels Grand-mère NonNonBā l'a initié.

Le Collimateur – Nankin 1937 : l'armée japonaise sans limites
En collaboration avec André Loez de Paroles d'histoire, Alexandre Jubelin propose une plongée dans l'histoire du Japon expansionniste en rappelant le contexte et les conséquences du massacre de Nankin. L'invité Arnaud Nanta, traducteur d'un ouvrage de référence de Kasahara Tokushi, mentionne les tentatives des révisionnistes de minimiser les faits.
Cet entretien illustre surtout le contexte dans lequel Mizuki est devenu soldat, notamment les faiblesses du commandement donnant libre cours à une cruauté exacerbée.

Dans l'Entre-deux-guerres nippon, la crise économique mondiale est amplifiée par les visées expansionnistes du gouvernement japonais. Ces temps d'incertitude renforcent le naturel désinvolte de Shigeru, alors que se précise son enrôlement dans l'armée. Dans son autobiographie Mizuki se présente décalé dans son époque. Impressionné par l'aura de l'empereur Shōwa, Hirohito, et imperméable à la discipline militaire. Une attitude qui l'exposera aux brimades – un motif récurrent d'Opération Mort – mais qui lui permettra probablement de survivre aux instigations à l'action suicidaire du commandement.

À cette époque, le Japon n'avait simplement aucun respect de la vie humaine. Si on évoquait la valeur de la vie, on se faisait traiter de lâche ou de traître.

p. 243, T2


La défaite et ses conséquences - mise sous tutelle, paupérisation – marquent Mizuki Shigeru. Affecté par la malaria, amputé d'un bras. il est retenu avec sa troupe en Nouvelle-Bretagne (Papouasie-Nouvelle-Guinée) dans l'attente d'être rapatrié. C'est durant cette hospitalisation qu'il s'attache aux populations Talai et que les liens forts s'établissent et renforcent sa perception du rapport à la nature et son intérêt pour les différentes formes de communication aux esprits dans les sociétés traditionnelles.

Les travailleurs indépendants comme moi n'ont pas la sécurité d'un salaire fixe. Avoir du boulot, c'est presque un miracle. Je ne décollais donc jamais de mon bureau.

p. 207, T3

De retour au Japon, il cumule les emplois et participe irrégulièrement à des cours d'art. Une voie qui offre peu de perspectives dans un pays ruiné. Il présente des kamishibai et dessine des ouvrages destinés aux bibliothèques de location – la population n'ayant pas les ressources nécessaires pour acheter livres ou revues –. Il est toutefois remarqué pour ses œuvres oniriques et ses Yokaī. Cet univers lui permettra d'atteindre la célébrité au prix d'un travail qui ne lui laisse plus le temps de la dilettante.
Ces êtres fantasmatiques favoriseront une reconnexion à soi et déboucheront sur des mangas autobiographiques qui cadrent les ambiguïtés et les contrastes de l'ère Shōwa. Un développement qui influence fortement le Japon contemporain.

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