Stern 111
Certains événements dont nous sommes témoins infléchissent le cours de l'histoire ; leur véritable impact ne se révèle pourtant que longtemps après leur survenue.Ce qui intéressait Carl, c'était la réussite du prochain vers, c'était ce vers et sa sonorité, non le naufrage du pays sous ses fenêtres. Si le poème était un échec, la vie était un échec.
p. 291
Stern 111, paru 30 ans après la Chute du Mur, traduit parfaitement l'instabilité induite par die Wende. Lutz Seiler, en documentant avec précision l'environnement de l'Oranienburger Strasse 20 à la fin des années 1980, montre le passage de la grisaille à la lumière du quartier Mitte–Prenzlauer Berg devenu emblématique de Berlin.
Il regardait fixement la chaussée. À droite et à gauche, les collines de la Thuringe. Les parents quittaient la maison familiale - en cet instant, une telle phrase était aussi triste qu'étrange. Autrefois, pensa Carl, partir était réservé aux enfants. C'était eux qui partaient découvrir le monde, pas les parents. Après quoi, les parents se faisaient du souci pour leurs enfants, et ainsi de suite.
p. 31

À la Chute du Mur, les parents de Carl, Walter et Inge, se précipitent à l'Ouest abandonnant une vie sédentaire, en Thuringe, pour vivre leurs rêves. Un parcours qui débute par la confrontation à la réalité de la migration.
Carl, en double de l'auteur, est assigné à perpétuer le passé. Un rôle qu'il refuse bien qu'il reste attaché à la partie orientale de l'Allemagne dont il défend une spécificité. Pour cet ouvrier du bâtiment qui se projette poète, die Wende se révèle une opportunité. Après quelques jours d'errance, il investit un squat et une vie communautaire à Berlin, forcément marginale dans le vide causé par la disparition de la DDR. Une situation ambiguë pour celui qui rêve de produire le poème absolu.
Le coût du changement pour la famille Bischoff n'est pas anodin. les parents et le fils doivent renoncer à leurs repères pour s'immerger dans une existence nouvelle dont les codes sont clairement occidentaux. L'auteur le montre par l'évolution de la ville dont il vient à regretter cette grisaille qui lui donnait une unité.Un poète. C'était impensable, mais un jour arriverait où il pourrait le dire. Où il en aurait le droit. En attendant, pensa-t-il, il pourrait être utile d'avoir tout de suite une attribution, surtout en cette époque où tout semblait remis en cause. C'était une protection, un masque.De toute façon, il lui aurait été difficile d'expliquer pourquoi il avait tout cet outillage. Il était un maçon en voyage, voilà tout. Un homme sur la route. Compagnons du devoir, tour d'Allemagne, livret de compagnonnage. […] D'un côté: une enfance au garage et une jeunesse d'apprenti, son passé en Thuringe qui d'un coup, à l'instant où il avait dit adieu à ses parents, n'avait plus été qu'un simulacre. De l'autre: la Shiguli, prête au départ. La volonté farouche de s'éloigner, de s'en aller.
p. 128-129
Au-delà de l'opposition entre deux modèles économiques, Lutz Seiler montre aussi la place différente que l'individu – et notamment l'enfant –occupait dans la société. Il développe cet aspect en approfondissant les dynamiques à l'œuvre dans la vie communautaire. Les comportements de meute des « cloportes » ne sont qu'apparence. Dans les présentations de son livre, l'auteur insiste sur les vibrations de la ville, surgies de ses entrailles, et invite à retrouver les traces de cette évolution, énigmes parsemées dans Berlin-Mitte comme celles de Walter et Inge abandonnées à l'Ouest.En attendant, rien ne changeait : ses parents parcouraient l'histoire du monde. Ils s'étaient mis en route et vivaient des aventures. Ils étaient les héros incontestés des événements en cours, dont ils affrontaient toutes les difficultés, pendant que Carl se chargeait pour ainsi dire des services administratifs de l'arrière, un rôle secondaire, quelque part dans l'Est, dans une patrie peut-être déjà à moitié oubliée.
p. 156-157
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Isabelle Rüf pour Le Temps
Carola Hähnel-Mesnard Dans Germanica