Leukerbad 1951 / 2014

Leukerbad 1951 / 2014. Editions Zoé, 2023.
James Baldwin, «
Un Etranger au village»; Teju Cole, «Corps noir».

En visite à Loèche-les-Bains en 2014, l'écrivain Teju Cole se retrouve dans le village fréquenté par James Baldwin au début des années 1950 et se rapporte à l'essai que ce dernier publia suite à ses séjours. Un passage dans les Alpes valaisannes qui a permis à Baldwin de prendre du recul sur sa condition de noir américain. Les cris des enfants "Neger, Neger" et la curiosité qu'il leur inspire n'expriment pas la même forme de racisme que celle qu'il ressent à New York.

«Il faut concéder à tout cela le charme d'un authentique émerveillement, dans lequel il n'y avait certes pas trace d'une méchanceté intentionnelle, mais pas non plus l'idée que j'étais humain : j'étais simplement une curiosité vivante. » Mais aujourd'hui les enfants ou les petits-enfants de ces enfants sont reliés au monde d'une tout autre façon. Peut-être entre-t-il dans leur vie une part de xénophobie ou de racisme, mais ce qui fait partie de leur vie c'est aussi Beyoncé, Drake et Meek Mill, toute cette musique dont j'entends la pulsation émaner des boîtes de nuit suisses le vendredi soir.

p. 51



Le Leukerbad que découvre Cole est radicalement différent de celui de Baldwin : de lieu de cures, le village est devenu destination touristique. Dans cet environnement, où la diversité des nationalités est rendue plus visible, la globalisation des cultures est flagrante. Alors que son ainé ne s'estimait pas l'héritier de la culture européenne, Cole en ressent toute l'humanité.
Participer à cette société universaliste ne l'empêche pas de vivre cruellement la mise à l'écart du corps noir, particulièrement sensible aux Etats-Unis. Comme le relève le reportage de Shyaka Kagamé, Boulevard du village noir, le cadre normé, qui empêche par exemple l'usage du mot nègre, donne l'impression que le racisme est éradiqué alors que les préjugés sont tenaces. Dans ce contexte, désigner un geste raciste comme tel n'est pas une évidence en raison de la dimension morale – le fameux politiquement correct – dans un environnement se percevant sans hiérarchies.

Ce fantasme, qui postule la vie même des Noirs comme négligeable, est une constante de l’Histoire américaine. Il faut du temps pour comprendre que cette conception persiste : il en faut aux Blancs, il en faut aux autres minorités ethniques, il en faut même à certains Noirs, qu'ils aient toujours vécu aux États-Unis ou s'y soient installés tardivement comme moi, nourri d'autres combats, en d'autres lieux. Le racisme américain comporte beaucoup de rouages, et a eu plusieurs siècles pour perfectionner son camouflage. Il peut sécréter son venin patiemment, immobile, silencieux, en faisant mine de regarder ailleurs. Comme la misogynie, il est diffus. Au début, on ne remarque rien. Puis vient la prise de conscience.

p. 66-67


Le site de l'éditeur

Julien Burri pour Le Temps
boulevard village noir
Boulevard du village noir – RTS
Sylvia Revello à propos du podcast Boulevard du Village noir