Convoi pour Samarcande
Deïev ne savait pas pourquoi les choses allaient ainsi. Pourquoi il y avait toujours tant de mort et de souffrance, et si peu de vie.
Quand il y réfléchissait, il s'imaginait une immense balance - comme celles qui sont sur les ports, pour peser la marchandise - et il répartissait mentalement ses souvenirs sur les énormes plateaux : sur l'un, les souvenirs tristes et douloureux, sur l'autre, les images pleines de lumière.p. 76

À la gare, Blanche passa à la direction pour annoncer à Moscou qu'elle était arrivée. Le téléphone était pris : un jeune homme à l'air épuisé énonçait - à Tcheboksary, ou dans un autre centre - des chiffres interminables. Il ânonnait d'une voix fluette, suivant avec des doigts de myope sur une feuille froissée, et répétant patiemment la même chose plusieurs fois - la ligne devait être mauvaise, et on lui demandait constamment de répéter. Blanche ne comprit pas immédiatement de quoi il parlait.
– ... Cent huit. Oui, oui, dans le district Tarkhanovski, cent huit. Non, cent sept, c'est à Mouratovski. Donc, à Tarkhanovski, cent huit morts.p. 146
Le choix d'acheminer cinq cents enfants recueillis à Kazan est cependant une détermination politique : ces passagers sont sans famille, des êtres privés d'affection au service de l'État. Des individus auxquels l'autrice accorde reconnaissance en les nommant chacune et chacun de son surnom.
Le convoi est placé sous la responsabilité de Daïev, officier de l'Armée rouge, lui-même sous la surveillance de la commissaire Blanche et de l'infirmier Boug. Subrepticement l'autrice joue sur la représentation de ces accompagnants. Daïev prenant une posture maternelle est le protecteur des enfants enfreignant les règles pour en sauver le plus grand nombre. Il est désapprouvé par Blanche, admirative pourtant de sa capacité à trouver les ressources pour faire survivre les passagers. Un miracle dans ce système figé dans son formalisme.Vous ne savez pas s'il y aura du ravitaillement cette année ?
Blanche se souvint des centaines de wagons avec des provisions coincés sur la voie ferrée, attendant les locomotives. Elle hocha la tête : je ne sais pas.
Oui, approuva le président, compréhensif. Nous n'avons pas besoin de tant que ça : juste de quoi nourrir les enfants. Ceux qui sont encore dans leur berceau meurent vite, ils n'ont pas le temps de souffrir.p. 154
Mais à Kazan aussi, la période de famine la plus difficile commençait. Je suivais du regard ces convois qui partaient dans toutes les directions, comptant les wagons remplis de maïs et de beurre, et je me disais : pourquoi n'en garde-t-on pas un ou deux pour la ville ? Pourquoi ne distribue-ton pas la nourriture? Aux grabataires qui gisent sur la place de la gare comme des détritus. Aux petits dans les foyers. Aux gamins des rues, qui sont presque plus nombreux que les habitants. Mais un tel ordre ne venait jamais.
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Mais Daïev a aussi participé par le passé aux exactions et, de son côté, Blanche a renoncé au mariage pour se consacrer aux enfants abandonnés qu'elle a rencontrés pendant la guerre civile. La mise à l'épreuve des protagonistes de cette mission périlleuse révèle leur complexité. Dans cet environnement où prime l'anonymat, l'humanisation de ces êtres fragiles et de leurs protecteurs est porteur d'espoir. Ce sont une multitude de petits gestes individuels qui font survivre cette guirlande qui parcourt plaines asséchées et déserts hostiles.
Entretien à la Fondation Jan Michalski
Les éditions Noir sur Blanc
Lisbeth Koutchoumoff Arman pour Le Temps