Aux frontières de l'Europe

Rumiz Paolo, Aux frontières de l’Europe. Gallimard, 2012

J'ai voyagé pendant plus d'un mois sur une ligne sismique qui ne dort qu'en apparence. J'ai franchi des douanes, des barbelés, des barrières avec des miradors et des réflecteurs. J'ai vécu des confiscations de marchandises, des attentes interminables, des arrestations, des contrôles de visa extrêmement durs. En passant d'un côté à l'autre des limites de l'Union européenne, j'ai éprouvé plus d'une fois un certain frisson, mais sans jamais penser à la guerre froide.
[…] Il a peut-être raison, Maxim, la frontière retourne vers le froid.

p. 322-323

Les textes de Paolo Rumiz sont imprégnés de l'atmosphère des confins, de lieux souvent retirés qui permettent l'accès à l'ailleurs. La rupture résultant de décisions historico-politiques contraste avec les continuités environnementales. En évitant le recours à l'automobile, l'auteur s'assigne une contrainte qui lui permet de mieux s'imprégner de l'atmosphère des lieux... et s'offre le plaisir du voyage ferroviaire.

Avec le tourisme, d'ailleurs, c'est la guerre ouverte Il se répand comme un désherbant, avec la complicité corrompue de l'habituel tchinovnik, le fonctionnaire local, déjà parfaitement décrit par Tchekhov. Ici, l'eau et la terre, les lacs, les cours d'eau et les collines se mêlent pour former un labyrinthe, et depuis des milliers d'années, le chasseur est aussi pêcheur. Eh bien, à présent, alors qu'on limite la pêche au minimum vital pour les «indigènes », les principaux cours d'eau ont été cédés pour vingt ans à une société anglaise qui organise des camps de luxe pour la pêche au saumon. « Six cent mille hectares de bois ont été mis en vente, des bois où nos troupeaux paissaient depuis des milliers d'années. » Des rivières aux noms légendaires, la Rynda, l'Alonka, la Khalovka, la Varzina et la Sidorovka, sont cédées par concession à des étrangers, et les rennes qui conduisent l'attelage du père Noël trouvent barrées les routes par lesquelles ils ont coutume de descendre jusqu'à la mer. « La Russie n'est plus aux Russes, tu peux me croire. »

p. 88-89

En 2008, il parcourt la frontière orientale du l'Union européenne de l'Arctique à Odessa et Istanbul. Ce voyage de part et d'autre de la frontière, le plus souvent de son côté oriental, met en évidence la différence de l'approche sociale. Originaire de Trieste, il est familier de cet écart entre les mondes «capitaliste» et «socialiste» et pourtant il est impressionné de la vitesse avec laquelle les pays ayant rejoint récemment l'Union se sont métamorphosés.
Les changements dans la sphère russe, probablement moins visibles, nourrissent des frustrations. Ces évolutions que les habitants peinent à suivre sont le ferment d'un désenchantement que les opportunistes s'empressent d'exploiter pour exacerber les différences. Rumiz considère que la dissolution du Pacte de Varsovie n'a fait que déplacer le «Rideau de Fer» de quelques centaines de kilomètres vers l'Est. Un sentiment qui résonne particulièrement après 100 jours de guerre en Ukraine.
Dans son périple, l'auteur est allé à la rencontre des communautés juives, plus précisément des survivants d'un groupe particulièrement éprouvé par les totalitarismes du XXe s., dont le destin contraste avec les résurgences de l'Église orthodoxe dans l'espace russe.

Le lendemain, c'est samedi et nous allons assister au service à la synagogue. Il ne reste que dix membres d'une communauté jadis extrêmement florissante. Je ressens le vide que j'ai déjà connu en Lettonie et dans le nord de la Pologne, et les Juifs n'en sont que l'expression la plus criante. Il n'y a pas qu'eux qui ont disparu, il y a aussi les Polonais, les Lituaniens, les Allemands, les Ukrainiens, les Arméniens : un siècle de pogroms, de déportations et d'exterminations a simplifié l'Europe centrale sur le plan ethnique, en détruisant l'élément transnational qui les soudait tous ensemble. « Adonai », « Elohim », répètent les vieux dans la synagogue désormais vide, et tout semble suspendu au fil de ces paroles anciennes qui garantissent la continuité du monde. Mais c'est justement cela qui épouvante: quand elles ne seront plus écoutées par quiconque, alors l'Europe se sera définitivement perdue.

p. 271

L'impression de précipiter la fin du périple pour l'achever dans un temps imparti constitue la faiblesse du livre et renforce l'approche plus journalistique que littéraire de ce récit de voyage.

Site de l'éditeur