Eldorado
Comment traiter la problématique de la migration dans un roman ? D'une écriture alerte, fluide, Laurent Gaudé a relevé le défi en 2006.
Nous pourrons toujours nous dire que nous l'avons voulu. Nous aurons toujours en mémoire ce que nous avons laissé derrière nous. Le soleil des jours heureux nous réchauffera le sang et le souvenir de l'horreur écartera de nous les regrets. Mais nos enfants, tu as raison, nos enfants n'auront pas ces armes. Alors oui, il faut espérer que nos petits-enfants seront des lions au regard décidé.
p. 51

Dans le même temps Soleiman, jeune Soudanais, progresse malgré les contretemps, vers l'Europe. Plus les obstacles semblent importants, plus sa détermination est grande."Quel étrange métier nous faisons. Nous voilà à la recherche de cinq barques dans l'immensité et pourquoi ?" Au fond, ces histoires d'émigration et de frontières n'étaient rien. Ce n'était pas cela qui lui faisait quitter le port pour aller piocher dans la nuit la plus noire. A cet instant précis, il n'y avait plus de bâtiment de la marine militaire et de mission d'interception. Il n'y avait plus d'Italie ou de Libye. Il y avait un bateau qui en cherchait un autre. Des hommes partaient sauver d'autres hommes, par une sorte de fraternité sourde. Parce qu'on ne laisse pas la mer manger les bateaux. On ne laisse pas les vagues se refermer sur des vies sans tenter de les retrouver. Bien sûr, les lois reviendraient et Salvatore Piracci serait le premier à réendosser son uniforme. Mais à cet instant précis, il cherchait dans la nuit ces barques pour les soustraire aux mâchoires de la nature et rien d'autre ne comptait.
p. 73-74
Le fait migratoire change Piracci en atteignant son humanité, alors qu'il donne un élan vital à Soleiman. Mais lorsque ce dernier aborde ce "continent à venir", il est lui aussi irrémédiablement changé.
Il n'y a pas que les difficultés que nous rencontrons, l'argent à trouver, les passeurs, les policiers marocains, la faim et le froid. Il n'y a pas que cela, il y a ce que nous devenons. Je voudrais demander à Boubakar ce que nous ferons si, une fois passés de l'autre côté, nous nous apercevons que nous sommes devenus laids. Boubakar veut que je coure et je courrai. Et s'il m'appelle, s'il me supplie, je ne me retournerai pas. Je n'entendrai même pas ses cris. Je vais me fermer aux visages qui m'entourent. Je vais me concentrer sur mon corps. Le souffle. L'endurance. Je serai fort. C'est l'heure de l'être. Une fois pour toutes. Mais je me pose cette question : si je réussis à passer, qui sera l'homme de l'autre côté ? Et est-ce que je le reconnaîtrai ?
p. 192
Critique de Laurent Wolf pour Le Temps
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