L'anomalie

Le Tellier Hervé, L'anomalie. Gallimard, 2020.

Le jury du Goncourt a retenu un roman aussi addictif que troublant pour son édition 2020. En situant les événements dans un proche avenir, Le Tellier peut considérer notre présent avec des notes espiègles.

Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l'est à sa façon. Il est 16h13 quand le vol AF006 Paris–New York, au sud de la Nouvelle-Écosse, voit se dresser devant lui la barrière ouatée d'un immense cumulonimbus.
Le front nuageux se lève, et vraiment vite. Il est encore à un quart d'heure de navigation, mais il s'étend au nord comme au sud sur des centaines de kilomètres, en arc de cercle, et plafonne déjà à près de 45 000 pieds. Le Boeing 787, qui vole à 39 000 et allait amorcer sa descente vers New York, ne saurait y échapper et le cockpit connaît une brusque agitation. Le copilote compare les cartes et le radar météo. Le large front froid nuageux n'était pas signalé, et Gid Favereaux n'est plus seulement surpris, il est franchement inquiet.

p. 49



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L’auteur est joueur. Dès le premier chapitre, nous sommes assurés qu'il ne laissera rien au hasard. Il nous amènera peut-être dans des chemins de traverse, mais toujours avec des arguments bien étayés.
En nous présentant les protagonistes, il fait ressortir un événement saillant : tous ont été passagers d'un vol transatlantique particulièrement perturbé par les conditions météorologiques. Malgré la malléabilité du Boeing 787 et l'expérience de l'équipage, le voyage a été angoissant.
Cette expérience n'est pas encore oubliée que tous les passagers sont réquisitionnés par le FBI. Un second avion, en tout point identique au premier, passagers et équipage compris, à fait son apparition près de trois mois après cette tempête.
Cette duplication inexpliquée laisse même les systèmes les mieux préparés dans l'incertitude. Les autorités doivent organiser l'inattendu; le protocole prévu n’a bien sûr pas pu encore être mis à l’épreuve.
Une situation qui plonge surtout les deux cent quarante-trois occupants dans une situation complètement déroutante. La personne qui partage la même identité que chacun d'eux est bien plus authentique que l'image que leur restitue leur miroir. Cette intimité à nulle autre pareille a néanmoins une faille : les passagers ayant atterri en hiver ont trois mois d'expériences supplémentaires. Les contraintes matérielles (auquel des deux l'appartement ?) se résolvent encore facilement, mais que faire des événements, plus ou moins bienvenus, qui ont eu lieu dans cette béance ? Les passagers du vol de mars sauront-ils prémunir leurs alter ego pris dans les rets de l'espace-temps des épreuves vécues dans l’interstice ?

Victor observe toutes ces existences éparpillées, toutes ces anxiétés mouvantes dans la boîte de Petri démesurée qu'est le hangar – quel drôle de mot décidément –, sans savoir à laquelle s'attacher. Il s'abandonne à la fascination d'autres vies que la sienne. Il voudrait en choisir une, trouver les mots justes pour raconter cette créature, et parvenir à croire qu'il s'en est approché assez pour ne pas la trahir. Puis passer à une autre. Et une autre. Trois personnages, sept, vingt ?
Combien de récits simultanés un lecteur consentirait-il à suivre ?

p. 172-173

L'auteur est joueur. Aux failles de l'espace-temps et à leurs conséquences tant pratiques que philosophiques pour les occupants de ce vol AF006 et leurs proches, il ajoute une dimension littéraire. Le Tellier cite abondamment Viktør Miesel dans ses épigraphes. Ce passager qui à la suite de ce trajet mouvementé a produit un texte L'Anomalie qui a le format parfait d'un prix littéraire. Si cette prémonition s'est réalisée, le Président des Etats-Unis, lorsqu'il est dans l'incompréhension “[ne] reste [plus] bouche ouverte, présentant une forte ressemblance avec un gros mérou à perruque blonde.”

Site de l'éditeur
Eléonore Sulser pour Le Temps
Nicolas Julliard pour QWERTZ/RTS