Tous, sauf moi

Melandri Francesca, Tous, sauf moi (Sangue giusto), roman. Gallimard, 2019

Le patriarche est sénile, il ne se laisse pas rattraper par la mort à laquelle il pense seul pouvoir échapper. Il éructe parfois quelques paroles énigmatiques. Francesca Melandri nous laisse croire qu'elles sont en lien avec ce jeune homme, noir, qui a frappé à la porte d'llaria, la quarantaine militante, et qui prétend être son neveu.
Le roman tisse des liens entre une chronique familiale lacunaire et l'Histoire de l'Italie, en particulier celle de l'Empire d'Abyssinie.

Tout ce temps. De quel temps parle le fils d’Attilio Profeti ? De celui d’un citoyen italien, ou plutôt européen ? […] Il est évident qu'il pose cette question parce qu'il ne réalise pas à quel point ces deux temps-là sont différents. À quel point ils ne sont pas faits de la même matière, à quel point ils n’évoluent pas de la même façon. Le temps de celui qui a le droit d'appeler l'Italie «mon pays», c'est un fleuve qui coule plus ou moins régulièrement entre les digues du travail, des liens affectifs, des repas, des lits à l’abri d’un toit. Le temps de celui qui est sorti [de son pays], en revanche, avance comme un malade mental, alternant des sauts et soubresauts avec des périodes vides de catatonie, des sursauts convulsifs avec de brusques arrêts, des stagnations privées de désir avec des crises foudroyantes de quelques minutes, ou carrément de quelques secondes, où il peut tout perdre.

p. 91-92

Cette trame lui permet de développer diverses thématiques ; ces digressions m'égarent parfois. Melandri mêle l'histoire d'un migrant contemporain, Shimeta Ietmgeta Attilaprofetti, et la vie d'un colon de l'Italie fasciste en Ethiopie, le patriarche Attilio Profeti.
Les circonstances de cette conquête éphémère, qui a été un élément fédérateur de l'époque mussolinienne, ont le plus souvent été tues. Par ailleurs, la relativisation des méfaits du fascisme n'aide pas les Italiens à faire des liens entre cette histoire et l'afflux d'Erythréens. L'auteure présente de manière très dissociée les récits de ces deux parcours.
La motivation première de Shimeta est de trouver la sécurité alors que sa vie à Addis-Abeba devient de plus en plus menacée. Sa filiation est une opportunité et non le mobile de sa fuite. Des opportunités, c'est ce qui rapproche Attilio et son petit- fils. Melandri corrobore ainsi l'idée de l'Italien, spécialiste de la combinazione. Cette inclination, montre-t-elle, n'exclut pas des gestes individuels de sollicitude. Le père d'Attilio a réussi à échapper à la Grande Guerre, grâce à son emploi de chef de gare. Dans le second conflit mondial, il n'arrive pas à complètement fermer les yeux sur la nature de certains convois ferroviaires.

— Tu as raison. Dans ce pays, les mots ne comptent plus. L'histoire ne compte plus. Ce n’est qu'une bouillie informe, résistants et fascistes tous pareils, tous victimes, aucun responsable, pas même Mussolini qui au fond n'était pas si mal, qui a fait lui aussi tant de bonnes choses. Et si tu essaies de dire qu’en réalité ça ne s’est pas vraiment passé comme ça, on te traite d’emmerdeuse.

p. 118

En englobant le parcours de ses protagonistes dans le cours de l'histoire, en particulier dans celle de l'Empire fasciste, l'auteure peut rappeler les crimes commis au nom de la loi fasciste et les arrangements individuels utilisés pour contourner les mêmes loi raciales à son avantage : il y eut beaucoup de Shimeta pendant ces cinq années d'aventure coloniale !

Site de l'éditeur - entretien avec l'auteure