Meursault

Camus Albert. L’étranger. Folio Gallimard, 1942
Daoud Kamel. Meursault, contre-enquête.Folio Gallimard, 2014


Je me suis hissé à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j'ai laissé aller ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit et je suis resté ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée, à moitié endormis.

L'étranger, p. 32


daoud meusault
Autant l'écriture de Camus est affûtée, voire minimaliste, autant le narrateur de Daoud se répand dans le soliloque. Si Meursault vient de perdre sa mère dans une certaine indifférence, M'ma, la mère de l'« Arabe », reste inconsolable de ne pas pouvoir faire le deuil du fils dont le corps a disparu.

Avant de partir, et alors que nous étions seuls, elle avait sorti de son cartable le fameux livre, le même que celui que tu gardes bien sagement dans ta serviette. Pour elle, il s'agissait d'une histoire très simple. Un auteur célèbre avait raconté la mort d'un Arabe et en avait fait un livre bouleversant – « comme un soleil dans une boîte », je me souviens de sa formule. Intriguée par l'identité de l'Arabe, elle avait décidé de mener sa propre enquête et, à force de pugnacité, avait fini par remonter notre piste.

Meursault, contre-enquête, p. 179


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De fait, Kamel Daoud, lit et relit le monument de l'édition française qu'est L'Étranger au regard d'une situation géopolitique profondément bouleversée. L'œuvre de Camus met en évidence le détachement émotionnel de Meursault, amplifié par cette interrogation : pourquoi le procès a préféré juger un homme qui ne pleure pas la mort de sa mère plutôt qu'un homme qui a tué un Arabe. Le roman de Daoud souligne ce total manque d'intérêt pour la victime, même pas nommée, réduite à son origine arabe. Un mépris qui pourrait être lu comme celui du colon pour l'indigène. La lumière aveuglante dont Camus inonde le texte gomme les aspérités du monde et en repousse dans l'obscurité toutes les imperfections.

Regarde bien cette ville, on dirait une sorte d'enfer croulant et inefficace. Elle est construite en cercles. Au milieu, le noyau dur : les frontons espagnols, les murs ottomans, les immeubles bâtis par les colons, les administrations et les routes construites à l'Indépendance; ensuite, les tours du pétrole et leur architecture de relogements en vrac; enfin, les bidonvilles. Au-delà ? Moi j'imagine le purgatoire. Les millions de gens morts dans ce pays, pour ce pays, à cause de lui, contre lui, en essayant d'en partir ou d'y venir.

p. 169-170

Si l'auteur algérien est très sensible à la disparité entre le Français et l'Arabe, il se garde bien de défendre ce dernier sans nuances. Son narrateur serait le frère de Moussa, l'Arabe anonyme dont l'absence oriente l'existence, jusqu'à considérer la lutte pour l'Indépendance comme secondaire. Maintenu dans l'obscurité par le ressassement, il tue à son tour un Français, au cœur de la nuit, alors que la Guerre vient de prendre fin. L'enquête qui suit est aussi improbable que le procès de Meursault : le meurtre aurait été légitime s'il avait été commis au nom de l'indépendance.
La distance de l'auteur – nationalisé Français, écrivant dans la langue du colonisateur – avec la politique des autorités algériennes est si fortement critiquée qu'il est frappé d'une fatwa. Une menace qui illustre tant la puissance des mots que la difficulté de leur interprétation.

Gallimard : histoire de L'´Étranger
Barzakh : premier éditeur de Meursault, contre-enquête