Le vide et le plein

Bouvier Nicolas, Le vide et le plein : carnets du Japon, 1964-1970. Folio – Gallimard, 2015.

Les notes de Bouvier prises lors de ses séjours au Japon révèlent un homme épris de liberté qui contient ses observations dans une langue des plus précises. Cette économie des mots contraste avec une certaine exubérance.

Le langage : plus embarrassé à mesure que la catégorie sociale s'élève, parce que les échos, contrecoups, ramifications et conséquences d'une erreur si bénigne soit-elle sont en raison directe de l'importance que leur auteur s'accorde, ou possède réellement. Si vous ne parvenez pas à vous faire entendre d'une vendeuse à l'étalage, aucun espoir d'y parvenir avec le chef de rayon qui sait un peu d'anglais et a suivi un cours spécial pour pouvoir affronter l'étranger. Elle était simplement dépassée; il vous opposera une incompréhension hiérarchiquement renforcée. Il n'a en tout cas pas à s'aventurer dans des improvisations qui pourraient tourner à sa déconfiture. Ni comprendre cette phrase japonaise que vous lui adressez, pourtant claire, mais qui contient trois fautes. Un garçon de course, une paysanne un peu éméchée ou le livreur-cycliste d'un restaurant comprendra par contre aussitôt : le temps qui presse, la situation modeste qu'il occupe, bref ! cette forme de stupidité n'est pas dans ses moyens. Au besoin, il crayonne sur un demi-billet de cinéma un plan qui est la clarté même et file où son vélo l'appelle. « Hinsureba tsuzuru» (la pauvreté rend ingénieux).

p. 20-21


Après un premier séjour au Japon dans la continuité du voyage relaté dans L'Usage du monde, Nicolas Bouvier y retourne en 1964 avec sa jeune famille. Il a notamment reçu une commande de Charles-Henri Favrod pour un livre sur ce pays méconnu en marge des Jeux Olympiques de Tokyo et de l'Exposition universelle à Osaka 6 ans plus tard.
Les contraintes du dépaysement se présentent différemment lors d'un voyage à l'aventure ou avec un jeune enfant et une épouse enceinte. Cette tension entre le besoin de sécurité et le goût de la découverte parcourt ce volume d'impressions japonaises.

Pendant cette année difficile, je dois bien reconnaître que j'ai été un niais sentimental, que j'ai manqué de rapidité, de ressort et surtout d'irrespect. À cause d'une éclipse dans ma faculté d'imaginer et de ressentir, je me suis laissé devenir humble et l'humilité ne me réussit pas. Je me suis noyé dans la déférence, considérant toujours que les entreprises ou les raisons des autres valaient probablement mieux que les miennes. Je ne me suis pas moqué assez. Moins les Japonais s'amusent, plus il faut s'amuser pour rétablir la balance.

p. 218



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