Retour à Reims

Eribon, Didier. Retour à Reims. Flammarion Champs, coll. Essais, 2018.

Dans sa couverture jaune, Retour à Reims, cache quelques clés pour comprendre la crise des gilets fluorescents qui agite la France.

A qui la faute, […] si la signification d'un « nous » […] se transforma au point de désigner « les Français » opposés aux « étrangers », plutôt que les « ouvriers » opposés aux « bourgeois », ou, plus exactement, si l'opposition entre « ouvriers » et « bourgeois », perdurant sous la forme d'une opposition entre « gens d'en bas » et « gens d'en haut » (…), intégra une dimension nationale et raciale, les gens d'en haut étant perçus comme favorisant l'immigration et ceux d'en bas comme souffrant dans leur vie quotidienne de celle-ci, accusée d'être responsable de tous leurs maux ?

p. 135

Didier Eribon, élevé dans un milieu populaire de province, se découvre gay. Cette réalité le pousse à se construire une identité structurante. Dans un parcours analogue à celui que crie Edouard Louis fait dans son En finir avec Eddy Bellegueule, il rompt avec sa famille et ce milieu social qui lui fait honte. Les études en Faculté à Reims restent scolaires et ne répondent pas à ses aspirations. Dès que l'occasion se présente, il s'installe à Paris.

« Pourquoi, moi qui ai tant éprouvé la honte sociale, la honte du milieu d'où je venais quand, une fois installé à Paris, j'ai connu des gens qui venaient de milieux sociaux si différents du mien, à qui souvent je mentais plus ou moins sur mes origines de classe, ou devant lesquels je me sentais profondément gêné d'avouer ces origines, pourquoi donc n'ai-je jamais eu l'idée d'aborder ce problème dans un livre ou un article ? »

p. 21

Alors que son cadet Edouard Louis utilise une forme littéraire pour exprimer ce besoin de rupture, Didier Enbon le généralise dans une étude sociologique. Le déclencheur de cette distanciation par rapport à son milieu est clairement l'homosexualité. Particulièrement, la violence (sarcasmes et injures) qu'elle suscite au sein de la famille. Cette homophobie n'est pas a priori dirigée contre l'auteur mais de manière générale contre les gens «⁤⁤⁤⁤⁤ comme [lui] ». Eribon remarque que sa mère n'a d'ailleurs jamais pu nommer ses préférences sexuelles.
Il s'agit dès lors de se conformer à une représentation genrée. La plus accessible paraît celle de l'intellectuel. La démocratisation des études offre de faibles opportunités : il s'en saisit. Il préfère suivre l'élève modèle qui se conforme au système scolaire plutôt que celui du perturbateur plus conforme à son rang social.
Cette construction de soi est un moyen d'échapper à la violence du rejet par sa famille pour ce que l'on est. Edouard Louis raconte dans Histoire de la violence que ce choix ne préserve ni de la discrimination, ni de l'animosité.
Cet éloignement irrémédiable, il ne reverra pas son père, Eribon en fait un objet d'étude. Pourquoi peut-il si construire une identité gay et pas une identité de classe ? Même s'il vit ses premières expériences homosexuelles à Reims, c'est à Pans qu'il peut le mieux les assumer.
De l'extérieur, il semblerait que le modèle français soit construit sur les structures sociales de Paris. Hors de cet étalon, il n'y a pas de qualification possible. Ce ne serait pas alors les notions de centre ou de périphérie telles que thématiques par Christophe Guilluy qui seraient déterminantes pour expliquer les divisions françaises, mais bien l'estime de soi en lien avec une appartenance.

Se constituer comme sujets politiques, c'était s’en remettre aux porte-parole, par l'intermédiaire desquels les ouvriers, la « classe ouvrière » existaient en tant que groupe constitué, en tant que classe consciente d’elle-même. Et ce que l'on pensait soi-même, les valeurs dont on se réclamait, les attitudes que l'on adoptait, tout cela était très largement façonné par la conception du monde que « le Parti » contribuait à installer dans les consciences et à diluer dans le corps social.

p. 42

Eribon vilipende la gauche, française et européenne, pour avoir abandonner un discours militant fondé sur l'appartenance à un groupe social (ce qui évite d'écrire « lutte des classes ») au profit de la responsabilité individuelle. Ce glissement vers la droite aurait poussé l'électorat populaire vers le Front national (aujourd'hui Rassemblement national) qui permet la meilleure identification à cet électorat sans pourtant prendre en compte ses réelles préoccupations.
Cette absence de représentativité contribuerait à l'éclatement de la société et à la relégation de la classe ouvrière. La diminution du
nombre de salariés dans le secteur secondaire est probablement une autre raison de la modification de l'électorat dont Eribon ne parle pas.
Le focus des programmes politiques a évolué au cours du temps. Au marxisme centré sur l'oppression de classe succèdent des revendications davantage cultuelles, à dimension plus individuelle, qui laissent indifférentes toute une population qui subit les rigueurs d'un travail harassant. “Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes. (p. 85).” Ces changements programmatiques révèlent curieusement que la politique peut difficilement traiter simultanément des attentes sociales et culturelles.

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