Le fracas du temps

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Barnes Julian. Le fracas du temps (The Noise of Time) : Roman. Mercure de France, Folio, 2016.

Chostakovitch en 1950 à Leipzig – Deutsche Fotothek

Davantage qu'un roman bibliographique, Barnes propose une réflexion politique qui questionne le totalitarisme.

[…] si un compositeur est amer, ou désespéré, ou pessimiste, cela veut quand même dire qu'il croit encore en quelque chose. Qu'est-ce qui pourrait être opposé au fracas du temps ? Seulement cette musique qui est en nous – la musique de notre être – qui est transformée par certains en vraie musique. Laquelle, au fil des ans, si elle est assez forte et vraie et pure pour recouvrir le fracas du temps, devient le murmure de l'Histoire.
C'était sa conviction.

p. 172-173


L'auteur s'intéresse davantage aux états d'âme de Dmitri Chostakovitch qu'à sa vie. Cette approche lui permet de se concentrer sur trois moments de l'existence du compositeur et de sensibiliser ses lecteurs à la tyrannie de l'ordre totalitaire sur l'individu.
Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch faisait clairement partie d'une classe privilégiée qui “possédait sa propre voiture depuis l'avant-guerre – la Grande Guerre patriotique. [...] Il avait eu des serviteurs toute sa vie” (p. 220). Malgré cette position, socialement enviable, il se sent continuellement menacé.
Il s'agit d'une menace sur son intégrité physique lorsque il voit collègues et connaissances être victimes de purges. C'est pourtant l'annihilation de l'identité créatrice qu'il vit le plus difficilement. Adulé pour certaines compositions, il est vilipendé pour d'autres. Pire une œuvre reconnue un jour, peut lui valoir des propos insultants le lendemain. De même que le Plan prétend contrôler la production économique, le Pouvoir veut que l'œuvre artistique soit conforme à l'idéal soviétique.

Sauf qu'en 1932, quand le Parti avait dissous les organisations indépendantes et pris le contrôle de toutes les affaires culturelles, il n'en était pas résulté une réduction d'arrogance, de sectarisme et d’ignorance, mais bien plutôt une concentration systématique de tout cela. Et si le projet de transformer un mineur de fond en un compositeur de symphonies ne s'était pas précisément réalisé, l'inverse s'était plus ou moins produit : un compositeur était censé augmenter sa production comme un mineur de fond la sienne, et sa musique était censée réchauffer les cœurs comme le charbon du mineur réchauffait les corps. Les bureaucrates évaluaient la production musicale comme ils évaluaient d'autres catégories de production; il y avait des normes établies, et des déviations par rapport à ces normes.

p. 43

Barnes analyse finement les effets de cette tyrannie sur Chostakovich : dissociation de l'homme public et de son identité. Les responsabilités qui lui sont accordées (conduite d'une délégation aux Etats-Unis en 1949, Présidence de l'Union des compositeurs de la Fédération de Russie en 1960) sont autant de pièges qui le musèlent. Nombreux sont les textes qui paraissent sous sa signature sans qu'il n'en ait en connaissance.
Après avoir craint le Pouvoir, il en est le jouet. Dans ses jeunes années, Chostakovitch envisageait que ses enfants lui seraient retirés pour qu'ils reçoivent une éducation soviétique (cf.
Les enfants de Staline). À la fin de sa vie, sa notoriété est utilisée contre ses convictions. Ces abus de pouvoir lui sont particulièrement douloureux.

Il avait signé une lettre publique infecte contre Soljenitsyne, alors qu'il admirait le romancier et le relisait souvent. Et, quelques années plus tard, une autre lettre infecte dénonçant Sakharov. Sa signature apparaissait à côté de celles de Khatchatourian, de Kabalevski et, naturellement, de Khrennikov. Une partie de lui-même espérait que personne ne croirait – ne pourrait croire – qu'il souscrivait réellement à ce que disaient ces lettres. Mais des gens le croyaient. Des amis et des collègues musiciens refusaient de lui serrer la main, lui tournaient le dos.

p. 227

Le compositeur s'interrogeait sur les œuvres qui lui survivraient. Barnes, en montrant que le notoriété est loin de protéger l'individu dans un régime totalitaire, encourage à considérer le testament de Chostakovich comme un don de sa personne.

La critique d'André Clavel pour Le Temps
La critique de Fabienne Pascaud pour Telerama
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