Petit Pays

Petit pays : te faire sourire sera ma rédemption
Je t'offrirai ma vie, à commencer par cette chanson
L'écriture m'a soigné quand je partais en vrille
Seulement laisse-moi pleurer quand arrivera ce maudit mois d'avril
Tu m'as appris le pardon pour que je fasse peau neuve
Petit pays dans l'ombre le diable continue ses manœuvres
Tu veux vivre malgré les cauchemars qui te hantentJe suis semence d'exil d'un résidu d'étoile filante

Gaël Faye

Petit pays. Gaël Faye. 2016, Grasset.

Gaby observe avec l'innocence de ses dix ans le monde des adultes. Les aspirations divergentes de ses parents s'expriment particulièrement lorsque la famille sort de la ville pour visiter leurs connaissances des collines. En ce début des années 90, dans la Région des Grands Lacs, le contraste entre la vie citadine et l'existence rurale est considérable, d'autant plus que Gaby vit dans un cercle dominé par les expatriés.

Dans la cour, une femme était à genoux sur une natte, occupée à moudre du sorgho. Derrière elle, un homme assis sur un tabouret nous a invités à nous approcher. C'était l'agriculteur. Chez moi , quand un inconnu débarque à la maison, avant même de dire bonjour, Papa aboie: « C'est pourquoi ? » d'un ton agacé.
Là, c'était le contraire, il y avait une retenue, une politesse. On ne se sentait pas comme des étrangers. On avait beau débarquer à l'improviste avec nos drôles de mines dans leur petite cour perdue au sommet de la montagne, on avait cette impression agréable d'être attendus depuis longtemps. Avant même de connaître la raison de notre visite, l'agriculteur nous a proposé de s'asseoir dans sa cour. Il rentrait des champs. Il avait les pieds nus séchés par la boue, une chemise rapiécée, un pantalon de cotonnade retroussé jusqu'aux genoux. Derrière lui, une houe pleine de terre était posée contre le mur de la hutte. Une jeune fille nous a apporté trois chaises pendant que la femme nous souriait tout en broyant les graines de sorgho entre deux pierres.

p. 60

Gabriel est un enfant métis de Bujumbura ; père français et mère rwandaise tutsie dont la famille a fui au Burundi suite aux conflits ethniques.
Il se fait appeler Gaby. Cela lui donne ainsi le sentiment de maitriser son destin, puisqu'il ne peut pas ignorer ses origines, son attachement à son quartier. Chacun des camarades de son impasse fait pourtant face aux mêmes réalités.
Le roman comporte de nombreux éléments autobiographiques et les mots de Gaël Faye expriment avec justesse cet espace entre les cultures. Pour Gabriel, cette histoire de Hutu et de Tutsi n'a pas de sens et il aimerait la réduire à la distinction morphologique entre les deux ethnies. N'est-ce finalement pas la même identification que revendiquent ceux qui sont retournés en métropole pour les vacances scolaires et qui, à leur retour, exhibent leurs chaussures avec la petite virgule dessus ou un autre visuel commercial.

[…] les voisins étaient surtout des Rwandais qui avaient quitté leur pays pour échapper aux tueries, massacres, guerres, pogroms, épurations, destructions, incendies, mouches tsé-tsé, pillages, apartheids, viols, meurtres, règlements de comptes et que sais-je encore. Comme Maman et sa famille, ils avaient fui ces problèmes et en avaient rencontré de nouveaux au Burundi - pauvreté, exclusion, quotas, xénophobie, rejet, boucs émissaires, dépression, mal du pays, nostalgie. Des problèmes de réfugiés.

p. 64–65


Gaby doit pourtant constater que les rancunes viennent de si loin qu'elles sont enracinées dans la terre. De même que les séismes sont récurrents sur le Grand Rift, cette zone de fracture de l'Afrique, les accès de violence reviennent avec régularité. Gabriel est tenu à distance des péripéties politiques du Burundi par son père qui le juge trop jeune pour les comprendre. Il n'en voit que les conséquences sur le personnel de maison qui vibre aux événements. Mais bientôt, des forces agissent sur son environnement : les jeux, dans l'impasse, perdent leur innocence. Il ne s'agit plus de marauder quelques mangues mais de défendre un territoire. Oncle Pacifique est prêt à en découdre pour retrouver le pays de ses origines.

Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J'ai découvert l'antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d'un camp ou d'un autre. Ce camp, tel un prénom qu'on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C'était soit l'un, soit l'autre. Pile ou face.
Comme un aveugle qui recouvre la vue, j'ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m'échappaient depuis toujours.
La guerre, sans qu'on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n'ai pas pu. J'étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais.

p. 136


Gaby quitte l'enfance alors que le Rwanda bascule dans une terreur sans mesure. Sa famille est prise dans la tourmente. La vague de violence déborde au Zaïre, au Burundi. Elle arrache Gaby à Buja. Elle envoie Gaël Faye, à Saint-Denis.
Le pouvoir des mots est un trésor que Gaby cultive et qui lui permet de grandir. Quand il écrit à sa correspondante, Laure d'Orléans, il est espiègle et se démarque de l'enfance. Puis, en découvrant la bibliothèque d'une voisine, il prend confiance. Ce sont les mots que Gaël Faye utilise pour assumer son identité d'enfant issu d'un croissant beurré et d'un piment swahili. Ce sont eux qui lui permettent de nommer son déracinement, lorsqu'il émigre en France, loin de ce petit Pays. Son récit parle d'enfance, d'identité, de déracinement. Il évoque l'impact des histoires d'adultes sur les enfants et les blessures qui en naissent. C'est ce manque du Petit Pays qui le fait tanguer entre deux rives et qui inspire aussi sa créativité musicale.

Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s'y sont pas noyés sont mazoutés à vie.

p. 188



Critique d'Arnaud Robert pour Le Temps
Le site de l'éditeur
Le roman de Bärfuss Cent jours, cent nuits donne la perspective du coopérant confronté au même génocide rwandais de 1994
Adaptation cinématographique d'Eric Barbier, 2020