2021

Changer : méthode

Louis Edouard, Changer : méthode, Paris, Seuil, 2021.

Il serait tentant de considérer ce texte d'Edouard Louis comme une nième version de son autobiographie. Chacun de ses récits revient sur sa volonté «de fuir [son] enfance plus que tout» pourtant, comme l'oignon que l'on pèle, chaque ouvrage a une tonalité plus puissante. Loin de la rugosité d'En finir avec Eddy Bellegueule, Changer : méthode est riche de nuances et d'introspection.

Il a fallu que je m'éloigne du passé pour le comprendre, et si je voulais rédiger une autobiographie chronologique alors il faudrait commencer d'abord par Amiens et ne raconter le village qu'ensuite, parce qu'il m'a fallu arriver au lycée pour vraiment voir mon enfance.

p. 49

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Autoportrait en noir et blanc

Williams Chatterton Thomas, Autoportrait en noir et blanc : désapprendre l’idée de race. Paris, Bernard Grasset, 2021.
autoportrait noir blanc grasset

Nous avons la responsabilité de ne pas oublier, certes, mais nous avons aussi le droit, et je crois même le devoir, de toujours nous réinventer.

p. 217

Deux expériences de vie pour exprimer la complexité de la « question raciale » ou plus généralement les défis d’une société plurielle. Le récit de Pitts à la découverte des identités Afropéennes est un texte de formation. Celui de Williams l’emmène vers la réflexion philosophique. L’auteur qui s'appuie sur son expérience familiale juge que la notion de race n'est pas plus pertinente comme construction sociale que comme donné biologique.

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Lilas rouge

Kaiser-Mühlecker Reinhard, Lilas rouge. Lagrasse, Verdier, 2021.
Traduction de Le Lay Olivier


Alors il avait jeté un regard par-dessus son épaule, et il avait aperçu le lilas d'un mauve pâle qui se dressait au bord d'un coin de verdure. Il fut saisi d'étonnement. En cette saison encore ? Peut-être les lilas étaient-ils encore en fleurs là-bas aussi, au pays ? Toutes choses y étaient en règle générale moins précoces. Mais là-bas, dans les parages de la ferme, ils étaient d'un rouge profond et soutenu, et leur blanc lui-même avait un éclat incomparable. À partir de cet instant, il s'était mis à songer à l'été. 

p. 351

La nature ordonne le récit de Kaiser-Mühlecker. La floraison des odorants lilas rythme un roman dans lequel la temporalité tient un rôle majeur. L'observation fine de l'environnement sert davantage de marqueur du temps qui passe que de particularité stylistique. L'intensité des sentiments et des ressentiments se mesure à l'avancement des récoltes. Lire la suite...

Le monde d'hier

Zweig Stefan, Le Monde d’hier, Souvenirs d'un Européen. Le livre de poche, Belfond 1993
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En livrant son autobiographie à la veille de son suicide Zweig révèle l'étendue de son désarroi devant la fureur nazie. Cette incertitude tranche avec une lucidité et une ouverture qui contribuèrent à ses succès éditoriaux.

Plus un homme d'Europe avait vécu en Européen, et plus durement il était châtié par le poing qui faisait voler l'Europe en éclats.

p. 327

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Deutsches Haus

Hess Annette. La maison allemande. Actes Sud 2019.

Dans son bureau, le procureur blond et ses collègues peaufinaient leurs réquisitoires. Les tasses à café sales s'accumulaient sur les piles de dossiers, les soucoupes débordaient de mégots de cigarettes. Derrière les fenêtres se dressait le gigantesque squelette de l'immeuble en construction. Des bâches claquaient au vent. Le chantier avait l'air abandonné, comme si les maîtres d'ouvrage avaient subitement manqué d'argent pour poursuivre les travaux.

p. 361-362

Francfort-sur-le-Main, décembre 1963. Dans le poumon financier en expansion de la République fédérale allemande, le procès dit d’Auschwitz est sur le point de débuter. Le moins que l’on puisse dire est que la tenue de ces audiences divise l'opinion publique. La majorité ne souhaite pas rouvrir cette page d'une histoire aussi récente que douloureuse, alors que les victimes attendent la reconnaissance des violences subies.
En évoquant un chantier suspendu, Annette Hess présente une Allemagne en attente d'un achèvement que seul la clarification du passé permettra. Cette maison allemande c'est aussi le Restaurant “Deutsches Haus” tenu par les parents d'Eva, le personnage central du roman. Lire la suite...

La race des orphelins

Lalo Oscar, La race des orphelins. Belfond, pointillés, 2020.

Le problème, c'est que le totalitarisme crée un homme de masse. La masse des Allemands et la masse des autres. Je suis une femme de masse. D'essentielle à ma naissance, je suis devenue superflue moins de deux ans plus tard. Mon scribe me dit que c'est ça la définition du totalitarisme: quand l'être humain devient superflu.

p. 73


Oscar_Lalo_auteur

S'enquérir d'éléments biographiques sur l'auteur Oscar Lalo réserve quelques surprises. Son site personnel nous invite à ne pas chercher qui il est, lui qui ne le sait pas lui-même, mais à lire ses livres car il y figure tout entier. Alors qu'aucune notice ne lui est consacrée, Wikipédia en propose un portrait devant une bibliothèque vide qui contraste avec les nombreuses références bibliographiques qu'il nous indique en lien avec ce deuxième roman.

Mon scribe s'est installé chez moi. Il a deux valises de livres. Il croit à la lecture pour ranimer ma mémoire. J'ai de quoi lire jusqu'à la fin de ma vie. Ça me rend heureuse. Même si le sujet de ses livres est plutôt sombre. Il dit que les livres sombres sont souvent lumineux. Il dit que la bibliothérapie et la luminothérapie c'est la même chose : une lampe frontale pour fouiller sa vie. Mais à la vitesse à laquelle je lis, il me faudra plusieurs vies. Ça tombe bien. J'ai envie d'en vivre plein d'autres.

p. 29

L'auteur aime à brouiller les pistes, lui qui assiste une femme de septante-sept ans dans sa naissance. Ce livre, mise en abyme d'une vie niée, est d'abord un dialogue. Lire la suite...

Thésée, sa vie nouvelle

de Toledo Camille, Thésée, sa vie nouvelle. Verdier 2020.

Le fil que déroule Camille de Toledo devait servir au tissage de la modernité. Fragilisé par les ruptures du XXe siècle, c'est d'une corde que Thésée s'est saisi. La corde avec laquelle son frère s'est pendu.

ce désir puissant d'assimilation des ancêtres
ou devrais-je dire d'effacement
pour
« donner sa vie à la France »
et
oublier les prières
et vois-tu, mon frère, cette ombre qui s'élance du fond des âges quand, pour survivre ou s’intégrer, il faut renoncer aux rituels qui nous liaient au monde ?
vois-tu le vide et l'errance qui naissent de ces liens effacés ?

p. 205-206

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Apocalypse cognitive

Bronner Gérald, Apocalypse cognitive. PUF, 2021.

Plaidoyer pour la réflexion et la créativité, l'essai de Bronner pose de bonnes questions sans apporter de réponses toutes faites. L'auteur montre une certaine aversion pour les idéologies, en particulier celles qui prétendent apporter des solutions simples aux problèmes complexes de notre monde. Le sociologue fait cependant une telle confiance à l'humanité et à sa capacité de trouver des réponses technologiques aux défis actuels que ses contradicteurs dénoncent son aveuglement. Son optimisme n'empêche pas Bronner de s'inquiéter de l'indolence qui caractérise les sociétés contemporaines et de ses répercussions sur les urgences qui nous attendent.

Que resterait-il de notre humanité s'il était démontré que tout en nous pouvait être algorithmisé ? Ne nous hâtons pas de répondre à des questions aussi profondément métaphysiques car nous pouvons raison garder. Dans l'état actuel de la connaissance, cette perspective relève plus du fantasme que de la réalité. En effet, si l'intelligence artificielle réussit dans des tâches spécialisées toujours plus nombreuses, il demeure des obstacles robustes à toute comparaison avec le fonctionnement de notre cerveau. Le premier est que les succès des machines sont obtenus au prix d'une production gigantesque de calculs et d'une capacité de mémorisation qui n'ont rien d'équivalent dans les cerveaux humains. Le second est que ces compétences hyperspécialisées ne constituent pas un système de représentation cohérent et autonome doté de ce que l'on appelle banalement un sens commun. En particulier, on l'a souligné, elles sont incapables – et peut-être définitivement – d'explorer l'univers des possibles lorsque cet univers n'a pas déjà été circonvenu.

p. 60

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Le monstre de la mémoire

Terminus Sobibór, Pólska – wikimedia

Sarid Yishay, Le monstre de la mémoire. Actes Sud, 2020.

[...] si je voulais vraiment devenir historien en Israël, je devais faire une thèse en rapport avec la Shoah – un sujet effrayant pour moi qui voulais ne mener ma barque qu'en eaux calmes, loin des tensions et des émotions fortes.

p. 11

Roman film, roman conte et roman lettre, trois modalités pour exprimer une réalité israélienne contemporaine. La typographie de cette missive ne laisse aucun doute sur la tonalité du texte : dense. En s'adressant au président de Yad Vashem, le narrateur vise une institution des plus symboliques de la mémoire.blogEntryTopper Lire la suite...

Les nuits d'été

Flahaut Thomas, Les nuits d'été, Éditions de l'Olivier, 2020.

Un livre des confins. Le roman du Doubien raconte l'impact de la frontière sur la vie quotidienne en Franche-Comté. Thomas, Louise et Mehdi, trois jeunes issus d'un milieu populaire qui se connaissent depuis l'enfance, traversent aussi les lisières qui caractérisent l'entrée dans l'âge adulte.
Les routes qui les conduisent à l'usine, rubans d'asphaltes ponctués des lumières blafardes des tunnels, participent de la même efficience que la manufacture. Elles tentent de gommer les aspérités des vallons jurassiens comme la mutation des moyens de production cherche à éliminer les contraintes humaines.

Mehdi le sait, l'ennui et la douleur le bouffent. Il s’y habituera, il le sait aussi. Le dos se renforcera comme le muscle qui permet de résister à l'ennui.

p. 69-70

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Dans la ville provisoire

Pellegrino Bruno, Dans la ville provisoire. Zoé, 2021.

C'est avec une impatience teintée d'une touche d'appréhension que j'ai ouvert le nouveau roman de Bruno Pellegrino. Le précédent, plusieurs fois primé, dans les traces de Gustave Roud et de sa sœur, Là-bas, août est un mois d'automne offrait un regard attachant sur les mutations socio-économiques du Pays. de Vaud.
Dans ce roman, l'auteur affirme plus clairement son positionnement entre affirmation de soi et inscription dans une sphère culturelle.

Je n'aurais pas eu envie d’y passer un week-end, mais l’idée d’y séjourner me séduisait. Tout au long de l'automne, je m'étais répété le nom de cette ville, ce nom que mes proches articuleraient quand ils diraient de moi que j'étais absent. Et m'absenter, je ne demandais que ça.

p. 15

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