Thésée, sa vie nouvelle
Le fil que déroule Camille de Toledo devait servir au tissage de la modernité. Fragilisé par les ruptures du XXe siècle, c'est d'une corde que Thésée s'est saisi. La corde avec laquelle son frère s'est pendu.
ce désir puissant d'assimilation des ancêtres
ou devrais-je dire d'effacement
pour
« donner sa vie à la France »
et
oublier les prières
et vois-tu, mon frère, cette ombre qui s'élance du fond des âges quand, pour survivre ou s’intégrer, il faut renoncer aux rituels qui nous liaient au monde ?
vois-tu le vide et l'errance qui naissent de ces liens effacés ?p. 205-206
Dans ce récit autobiographique l'auteur interroge avec obstination
Harassé par les décès successifs du frère, de la mère et du père, Thésée fuit Paris vers Berlin pour se protéger et épargner à ses enfants cette douleur. Mais elle le rattrape, le cloue physiquement sans que la médecine ne puisse rien pour l'alléger.
En étalant les archives familiales au pied de son lit, il se réapproprie le passé que des générations successives avaient cru pouvoir effacer. À partir de ce terreau Camille de Toledo trace un parcours à travers tout le XXe s.
... alors que le train file, que ses enfants cherchent leur sommeil sur les lits superposés, il aspire à une autre espèce d'avenir; il voudrait tout effacer, repartir, et s'éloigner de ses morts comme on s'abrite d'un danger; sa vie est une course pour rompre les liens, pour que s'épanouissent des traces à partir de rien; ce rien qui est, il le veut, son foyer; il se lance dans cette existence vers l'Est avec pour seule force l'oubli et il se jure de rester, malgré tout, un moderne, même si ses fondations ont été ébranlées
p. 35

Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne MCBA Camille Lévêque-Claudet tu as cru au discours, à ces mots que prononce le père d'Esther, Nathaniel, le résilient, le héros des Trente Glorieuses qui, parti de l'industrie du verre, finit par nourrir le monde, en l'ensucrant; Nathaniel, celui qui incarna pour un temps la modernité française; mais n'est-ce pas ce que nous savons faire de mieux: croire ? nous aimons nous en remettre aux douceurs de la croyance, au plein envoûtement de la langue; un discours, que peut un discours? p. 120-121
Germaine Richier, Le Griffu, 1952, bronze
La créature semble sur le qui-vive, prête à s’élancer. Son mouvement, pourtant encore retenu, est déjà inscrit dans l’espace par les fils métalliques qui structurent le vide.
L'historie familiale lui fournit donc un matériau, sombre, pour tisser sa toile. Qui mieux que Thésée pour tirer le fil ? Par l'emploi de la troisième personne, l'auteur s'autorise distance à un double avec lequel il reste en dialogue.
Camille de Toledo travaille cette matière avec habileté et lui donne la plasticité d'un fil jamais interrompu puisqu'il n'utilise pas de phrases. Une texture obtenue par l'insert de documents ou de citations extraits de ses archives personnelles, par la répétition de motifs textuels ou par une mise en page accentuant certains fragments. Cette trame dicte au lecteur son rythme.
Cette conjonction entre une matière mordante et l’inventivité de sa mise en forme invite à ouvrir le champ des réflexions existentielles. Camille de Toledo n'utilise pas l'âpreté de ses découvertes pour produire un texte irrévérencieux, mais pour tisser une toile critique de ce dernier siècle. Le fil narratif aide l'homme Thésée à se redresser et à reconstruire une identité dissoute.
Site de l'éditeur
Entretien avec Jean-Marie Félix pour QWERTZ-RTS
Isabelle Rüf pour Le Temps
Entretien avec Marie Richeux dans Par les temps qui courent – France Culture