Herzl : une histoire européenne

de Toledo Camille et Alexander Pavlenko. Herzl : une histoire européenne. Denoël Graphic, 2018.

Qu'est-ce qui est le plus noble ? Renier ses origines, se fondre dans les nations, se convertir, oublier notre passé, ou au contraire œuvrer à éduquer ceux que des siècles de ghettos ont avilis ? Wilhelm Jensen a raison. Les portes du ghetto se sont ouvertes, mais il en reste une, invisible, qui se referme sur nous.

p. 226

En 1930, Albert Londres publie une enquête sur l'établissement des Juifs en Palestine. Il situe le cœur de la problématique dans l'espace entre les zones germaniques et russes. Si le journaliste anticipe la furie qui décimera les populations israélites c'est que, depuis 50 ans déjà, elles sont mises à rude épreuve subissant pogroms et autres infamies. L'auteur distingue clairement la position sociale des Juifs en France ou au Royaume-Uni et ceux des territoires de l'ancienne zone de résidence dans laquelle Catherine II de Russie les autorisa à s'établir.
Le roman graphique de Camille de Toledo et d'Alexander Pavlenko introduit habilement ce contexte historique pour justifier le rayonnement de celui dont Londres dit que “trois mille deux cent quarante-sept années après Moïse, il a succédé à Moïse”, Theodor Herzl.

Toledo Herzl

Le jeu de la misère et de de l'exil – p. 32


Plaçons donc la question juive où elle est : en Pologne, en Russie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Hongrie. Là, erre le Juif errant. Le Juif de ces pays est aux autres hommes ce que le chien fou des bleds africains est aux autres chiens. On l’éloigne des maisons. Il rôde, cherchant sa nourriture. Tente-t-il de s’approcher de la ville ? Les citadins le couchent en joue. Sortons un peu de nos frontières. Le monde ne tient pas dans la carte de France. Il est un drame à notre époque, un vieux drame soudainement rajeuni, un drame poignant : le drame de la race juive.
En Russie, les Juifs attendent d’être égorgés. Le jour où les Soviets céderont le terrain, les Croix-Rouges pourront préparer leurs ambulances. La meute aryenne jouera des crocs.
Haine sur eux en Pologne, haine sur eux en Roumanie. Haine solide qui les recouvre comme d’une dalle... à perpétuité ! Aux Marmaroches, au fond de la grande fosse des Carpathes, d’où, les ongles usés, ils ne peuvent remonter, sauvage misère !
C’est là, dans ces pays, sur le ciel bas, qu’un jour, une lanterne magique a projeté la Terre Promise. Une nouvelle Terre Promise, non plus la vieille, toute grise, de Moïse, mais une Terre Promise moderne, en couleur, couleur de l’Union Jack ! Le Juif errant est tombé en arrêt. Qu’il était beau, le pays qu’on lui montrait ! Du soleil ! Des oranges ! Des bois pour construire la maison !


Albert Londres
Le juif errant est arrivé, 1930
p. 326-327


Ainsi le scénariste imagine-t-il un narrateur fuyant enfant un shetel (village) pendant les pogroms de 1882 sous la conduite de sa sœur ainée. Dans cette fuite il croise la trajectoire de Herzl à Vienne, puis à Paris, avant de s'intéresser à l'œuvre quasi obsessionnelle de ce sioniste convaincu.
En parcourant ces planches sépias, aux dessins aussi expressifs que détaillés, on a le sentiment de démêler une pelote et de découvrir l'histoire de l'établissement des populations juives en Europe. Le lien entre la ghettoïsation, les ordonnances limitant les pratiques professionnelles et l'antisémitisme est complexe. En entretenant un amalgame entre des populations complètement différentes, le sentiment antijuif est entretenu.
Il n'est pas anodin que Camille de Toledo ait intitulé l'un de ses romans Thésée, sa vie nouvelle tant il lui tient à cœur de dénouer le noeud qui l'a empêché d'accéder à ses racines juives.
Ilia Brodsky, le petit fugitif de Gomel, et Olga n'ont emporté que la « boîte de leur enfance » qui les accompagnera vers les capitales européennes. Leur subsistance, ils l'assurent grâce à une vie de débrouille et par les réseaux qui abusent de leur dénuement. Cette existence de mendiants qui nourrit l'hostilité à l'égard de leurs coreligionnaires.
Arrivé à Londres, Ilia trouve un emploi de manutentionnaire dans la presse d'expression yiddish qui cible les exploités de l’East End. Ces titres, notamment l’Arbeter Fraynd, servent de propagateurs aux idées socialistes théorisées par Marx; ils visent la Russie et en particulier la zone de résidence.
Forward New York

Building du Forṿerṭs, journal yiddish de New York

De Toledo interroge le sens de cette aspiration alors que la légitimité des états est mise à mal par la tourmente de la Grande guerre. L’auteur présente aussi les divisions qui fracturent la société juive. Pour certains, il s’agit d’une aspiration à une autonomie dans un lieu protégé des discriminations incessantes, peu importe qu’il se réalise en Ouganda, en Amérique latine ou sur la Terre originelle. Pour les tenants de l’orthodoxie, il ne peut s’établir qu’en Palestine, sans considération pour les populations locales. Ces rivalités entravent le projet de Herzl de donner une terre à son peuple.
Correspondant de la Neue Freie Presse viennoise à Paris, Theodor Herzl tente de trouver des soutiens financiers pour réaliser un plan qu’il assimile au percement du canal de Suez par Ferdinand de Lesseps.
Son ambition de créer un État juif tourne à l’obsession; il consulte alors le psychologue Max Nordau. Celui-ci, entraîné dans le projet, renforce les convictions de Herzl et l’aide à étayer ses arguments. Il s’agit bien de créer un territoire qui permette aux Juifs d’exercer leur entière souveraineté et non seulement d’occuper les colonies acquises par les philanthropes Hirsch ou Rothschild. Le projet sioniste repose alors sur des intérêts antagonistes : celui des antisémites qui visent à “purifier” leurs nations des Israélites et celui des orthodoxes juifs de s’administrer selon leurs principes. Cette ambiguïté n’est pas anodine : les personnes les plus susceptibles de financer le projet sont celles qui sont le mieux assimilées et celles qui en bénéficieraient les miséreux qui [seraient arrachées] aux affreuses manières dont les siècles dans les ghettos les ont affublés.

J’ai acquis, [le jour de la dégradation du capitaine Dreyfus], la certitude que l’antisémitisme ne déclinerait pas, qu’il augmenterait, au contraire, à proportion de notre intégration dans les nations hôtes.

p. 136


L'engagement de Herzl est traditionnellement considéré comme une conséquence de l’affaire Dreyfus, dont l'impact a largement dépassé les frontières françaises. De Toledo – par la voix d’Ilia Brodsky – cherche ailleurs le ressort de son combat, plus profondément, dans une histoire personnelle qui les rapproche : le décès d'une sœur, d'un frère. De cette perte naît le besoin de s'ancrer, de donner un lieu pour faire mémoire.

Herzl Toledo exil

Cette analyse conduit l'auteur à relever les contradictions du fondateur du mouvement sioniste : engagé corps et âme dans son combat politique, il néglige ses enfants alors que rien ne lui semble plus cher que les Fils – et les Filles – d'Israël. En interrogeant cette discordance, le narrateur exprime son désir d'articuler motivations et traumatismes vécus. C'est cette construction ambitieuse et le précieux apport du dessin qui font de ce livre un roman au sens le plus noble du terme.

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125e anniversaire du Premier congrès sioniste mondial à Bâle