Nickel Boys

Whitehead Colson. Nickel Boys. Le livre de poche. Albin Michel, 2020.

Le roman de Colson Whitehead est inspiré de faits qui se sont déroulés dans l'une des plus importantes maisons de correction des États-Unis, la Florida Industrial School for Boys, connue aussi sous son dernier nom de Arthur G. Dozier School for Boys. Les violences et les sévices qui ont pu s'y dérouler, pendant des décennies, disent davantage une époque où la contrainte, le redressement, était considéré comme un mode éducatif opérant. Le fonctionnement de cet établissement était également révélateur d'un racisme systémique.
Comme dans Underground Railroad, son précédent roman, Colson Whitehead utilise la diversité de ses personnages pour décrire une réalité multiple et sa perception différente selon le lieu d’où on l’observe. Cette agilité rend son récit captivant malgré la brutalité des faits.

En 1949, année de publication de la brochure, l'école fut rebaptisée en l'honneur de Trevor Nickel, un réformateur qui en avait assuré la direction quelques années plus tôt. Les garçons disaient que ce nom de «Nickel» était en fait une référence à à la pièce de monnaie, parce que leurs vies ne valaient même pas cinq cents, mais ce n'était qu'une légende. Parfois, quand vous passiez devant le portrait de Trevor Nickel dans le couloir, il fronçait les sourcils avec l'air de lire dans vos pensées. Ou plutôt, avec l'air de savoir que vous lisiez dans les siennes.

p. 98-99


Les raisons qui menaient à Nickel étaient diverses. Le centre abritait des élèves réfractaires au système scolaire, des délinquants et quelques enfants à l'assistance publique. Elwood Curtis, jeune lycéen, n'entrait pas dans ces catégories quoique la fatalité d'être Noir au temps des lois Jim Crow, particulièrement dans le Sud, le rendait vulnérable.
Soucieuse de sa bonne éducation, Harriet la grand-mère qui l'élevait après que ses parents l'aient abandonné, avait posé un cadre qu'il respectait avec une certaine déférence. Le cadeau qu'Elwood reçut pour Noël en 1962 fut le plus beau de sa vie, même s'il lui mit dans la tête des idées qui signèrent sa perte. Martin Luther King at Zion Hill était le seul disque qu'il possédait (p.19). Ces textes mettaient des mots sur ce qu'il observait lorsqu'il attendait sa grand-mère dans l'hôtel local où elle travaillait comme femme de ménage. Lisant des comics et donnant quelques coups de main, il réussit même à attirer l'attention du gérant qui se verrait bien l'engager comme portier : il serait la quatrième génération à travailler dans l'entreprise.
Bon élève, Elwood est aussi remarqué par l'un de ses enseignants qui lui fait miroiter un parcours académique. Cette ouverture suscite la méfiance de Harriet qui consent cependant à ce qu'il fasse un stage préalable. Une opportunité qui se referme comme un piège puisque pour se rendre sur le campus, il fait du stop et monte dans une voiture volée.
Florida_Industrial_School_for_Boys_Marianna

Florida Industrial School for Boys Marianna – wikimedia



Au premier abord, l'absence de clôture et les espaces verts rendent Nickel inoffensif. Le programme qui alterne cours et occupations physiques, fierté de l'institution, n'est qu'un prétexte pour les autorités de surveillance. L'obscur système de points, laissé à la discrétion des surveillants, ne tient pas compte de l'enseignement indigent, en particulier pour les élèves noirs.

Pendant son séjour à Nickel, le Mexicain se tint à l'écart des querelles dans lesquelles s'enferraient les autres, pour des rivalités psychologiques et territoriales sans fin. Malgré ses constants déplacements d'un dortoir à l'autre, Jaimie gardait profil bas et suivait le manuel de bonne conduite en vigueur dans l'école – un miracle, dans la mesure où personne n'avait jamais vu ledit manuel bien qu'il soit constamment invoqué par les surveillants. De même que la justice, il existait en théorie.

p. 148-149

Elwood précipité dans ce lieu imprévisible, ne se laisse pas décourager et promet de se battre pour échapper rapidement à cet univers. Turner avec qui il se lie dès le deuxième jour est beaucoup plus cynique. D'entrée, il conseille “Laisse ton numéro de fayot, El.” (p. 71). Avertissement que ses sentiments altruistes l'empêchent d'entendre. Pour avoir tenté d'intervenir dans le conflit entre deux élèves, Elwood est emmené à la Maison-Blanche où le “Marchand de glaces” manie le fouet. Il découvre la face sombre d'une institution réputée pour offrir aux jeunes en péril une occasion de s'amender. Les sévices corporels et les abus sexuels y sont courants, conduisant parfois à la mort. C'est d'ailleurs la découverte de tombes anonymes dans le périmètre de l'établissement qui seront à l'origine d'un scandale et de la fermeture de l'établissement.
Les «détenus» sont principalement occupés aux tâches d'entretien de l'institution et à des activités qui la financent : impression de documents officiels, briqueterie, maraîchage. Le Marché de Noël attire un nombreux public, aveuglé par des illuminations célébrées et heureux de soutenir une institution sociale.
La complicité qui se développe entre Jack Turner et Elwood Curtis permet à ce dernier de participer aux livraisons des marchandises prélevées sur les attributions de l'État et aux «travaux d'intérêt général», en réalité la mise à la disposition d'un cercle de privilégiés d'une main d'œuvre bon marché. Ces sorties ont un impact ambigu sur Elwood : elles lui donnent l'envie de fuir tout en cassant sa volonté de résistance.
Les injustices dont il est le témoin heurtent son humanité; il veut faire connaître la vérité. Son acte de bravoure le contraint à la fuite, avec Turner. Une échappée qui le mène à New York où il se construit une nouvelle vie.

Elwood et Turner représentent deux aspects de ma personnalité. Il y a la partie optimiste et pleine d'espoir de moi [dans Elwood] qui croit que nous pouvons rendre le monde meilleur si nous y travaillons. Et puis il y a le côté pessimiste, le côté cynique [dans Turner] qui dit non, ce pays est fondé sur le génocide, le meurtre et l'esclavage et il en sera toujours ainsi. C'est notre dilemme en tant qu'êtres humains : Comment concilier l'espoir avec notre côté pessimiste ? Comment concilier les déceptions avec les petits moments quotidiens qui éclairent nos vies ?

Colson Whitehead
cité dans Vanity Fair

La force de Whitehead est la nuance de son propos; en décrivant avec pudeur la systématique de la violence, il démontre comment s'instaure une loi du silence. La sévérité des sévices et l'arbitraire des surveillants annihilent les résistances des éléments les plus sociables et radicalisent les plus enragés.
En utilisant le prénom Elwood et le patronyme Turner, l'auteur souligne l'arbitraire du système qui dérive vers la perversité. La différence de perception qu’impliquent les expériences quotidiennes – le vécu d’Elwood et celui de sa femme new-yorkaise, par exemple – explique aussi la difficulté de changer des habitudes aussi profondément ancrées dans la société que l'inégalité fondée sur la race. Les références de Whitehead à Martin Luther King et à Baldwin signalent encore l’écart entre une posture morale qui prône l’ouverture et le pragmatisme de la vraie vie.

Albin Michel
Site de l'auteur
Geneviève Bridel pour la RTS
Interview de l'auteur pour Le Temps
Olivia Gesbert pour La Grande table, France Culture
Yahdon Israel pour Vanity Fair
For their Own Good, témoignages de l'Arthur G. Dozier School for Boys
Archives de l'Université Florida South
Site des White House Boys, 1989
Interview de Ben Montgomery, journaliste qui a suivi l'affaire