La filière

Sands Philippe. La filière. Le Livre de poche, 2022


L'élimination des Juifs du territoire polonais a été particulièrement meurtrier. Hans Frank, gouverneur général, a été condamné à mort pour sa participation à ces meurtres. Philippe Sands, dans Retour à Lemberg, analyse sous l'angle du droit international la qualification de ce crime et le procès de Nuremberg. Son enquête l'a amené à faire la connaissance de Niklas Frank, le fils du «bourreau» qui l'a mis en relation avec Horst Wächter dont le père Otto a été épargné lors de ce procès. «La filière» retrace l'enquête à rebondissement de Sands pour percer le destin de la famille von Wächter.

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Otto von Wächter – wikimedia commons


En tant que Gouverneur des districts de Cracovie, puis de Galicie à Lviv, Otto von Wächter a participé à l'élimination de la branche “ukrainienne” de la famille de l'auteur. Cette histoire familiale a probablement joué un rôle dans son engagement professionnel dans la justice internationale et plus particulièrement dans sa détermination à comprendre l'enchainement d'événements qui ont permis à ce dignitaire d'échapper à la justice.
Alors que Niklas Frank porte la culpabilité de son père, Horst von Wächter minimise les actes du sien. Comment expliquer une telle disparité ?
De prime abord hostile à remettre en question son avis favorable sur son père, Horst se montrera ouvert à documenter son obstination. Une aubaine pour Sands qui a ainsi accès à la correspondance privée de Otto et de sa femme Charlotte, une somme qui ouvre de nombreuses pistes pour retrouver la trace du Gouverneur général. Des archives qui ont depuis été déposées au United States Holocaust Memorial Museum.

Je suis sorti de cette première rencontre curieux d'en savoir plus et déjà captivé. Je ne pouvais m'empêcher d'apprécier Horst, doux et ouvert, n'ayant en apparence rien à cacher mais réticent à admettre la responsabilité d'Otto Wächter dans les événements terribles qui s'étaient produits sur le territoire qu'il avait administré. C'était un fils qui cherchait le bien chez son père. Je voulais en savoir plus sur ses parents ; ce sont les détails qui comptent.

p. 43

Ces lettres et documents conservés par Charlotte, mère de leurs six enfants, étaient révélateurs de réalités de la guerre : alors qu'Otto menait une politique répressive sur le territoire polonais, elle vivait une vie mondaine presque normale. Sands amplifie l'écart entre la vie dans les territoires conquis, que l'occupant épure des populations juives, et la vie bourgeoise de Charlotte dans des résidences saisies à d'autres familles israélites. Horst Wächter, quant à lui, s'appuie sur la correspondance de Charlotte et les documents qu'elle lèguera à ses enfants pour entretenir la mémoire d'un père essentiellement bon et victime du système nazi. La famille d'Otto interprète chacune de ses lettres de la manière la plus banale, alors que l'auteur y trouve des indices de son implication.
L'ouverture de Horst – qui déplaît profondément à sa famille, sa fille Magdalena exceptée – met en évidence le poids des loyautés familiales. L'attachement à l'image du père, brave exécutant – sans aucun excès de zèle – des ordres résiste mal aux preuves que l'auteur réunit. Ce dernier pourtant reconnaît à Horst une curiosité certaine pour les faits; il aurait maintes fois pu rompre les relations et éviter ainsi de permettre à Sands d'accéder à de nouvelles découvertes.

Horst préférait se concentrer sur les aspects positifs, il ne cherchait pas à faire la paix avec son père. «Il est de mon devoir de fils de mettre les choses au clair avec mon père, c'est tout», dit-il.

p. 120

Des révélations indiquent pourtant que l'opinion favorable de Charlotte a pu être influencée par le manque d'empressement à retrouver les responsables de la Shoah après le procès de Nüremberg. Comme s'il s'était agi d'une mise en scène cathartique.
Ayant opportunément pu se dissimuler aux derniers jours de la guerre, Otto von Wächter n'a pas été jugé avec les principaux responsables nazis. Quand il réapparaît à Rome en 1949, le contexte politique a changé et les États-Unis, surtout, ont une obsession : que l'Europe occidentale et particulièrement l'Italie bascule dans le camp communiste. Les criminels nazis deviennent alors des alliés potentiels et plusieurs sont exfiltrés vers l'Amérique du Sud avec la complicité du Vatican. Cette reconsidération du passé et la propension de certains prélats à absoudre les criminels de leurs fautes ont pu légitimer Charlotte dans son obstination à défendre la mémoire de son mari.

[…] Hudal était un nationaliste allemand, dont la sympathie pour les nazis s'explique par un « antisémitisme chrétien ». L'évêque n'aidait pas tout le monde –« s'il lui est arrivé de le faire, il n'y en a pas beaucoup de preuves » […] De multiples indices attestent au contraire qu'il savait exactement ce qu'il faisait et qui il aidait : il n'ignorait pas que certains étaient poursuivis pour les crimes les plus terribles et il s'est attaché à les soustraire à la justice. Il n'agissait pas par miséricorde chrétienne, il n'était ni simple ni naïf, il savait exactement qui était Otto et ce qu’il avait fait.

p. 456

Les découvertes de Sands apportent de nouveaux espoirs à Horst et rebondissements à une histoire qui tient d'une excellente intrigue géopolitique.

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Radio France – La filière
Salomé Kiner pour Le Temps