Or noir

Auzanneau Matthieu, Or noir : la grande histoire du pétrole, La Découverte poche 2016.

Appelé à s'imposer comme vecteur fondamental du développement de l'économie, le pétrole n’en est pas moins une anomalie pour la science économique. Une anomalie qui, bizarrement, ne sera pratiquement jamais soulignée : selon la plupart des économistes en effet, ce qui est précieux est d’évidence rare et cher ; à l’instar de l’eau, pourtant, l'or noir se révélera exister en quantités fantastiques, tout en étant terriblement précieux...

p. 43

Earlyoilfield

Pennsylvania, env. 1862 (wikimedia commons)

L'essai d'Auzanneau tente de mettre en perspective les incroyables développements technologiques engendrés par l'exploitation des ressources carbonées et l'échéance prévisible de leur épuisement. Cette énergie d'abord facilement exploitable a permis l'expansion des modèles industriels capitaliste et communiste. Ces progrès ont rapidement transformer l'humanité au risque de la précipiter vers sa perte.

L'expansion de l'économie pétrolière repose largement sur une approche empirique. Rockefeller fit fortune grâce à des choix pertinents : établir des raffineries proches des voies de communication, investir également dans les moyens de son transport, assurer une qualité régulière des produits (suggérée par le nom de son entreprise Standard Oil).
Le pouvoir énergétique du pétrole ne peut être exploité que parce que les lubrifiants qui en sont extraits permettent de déployer le plein potentiel des machines à vapeur. Les huiles de pierre paraissent miraculeuse en raison de leur potentiel thermique largement supérieur au bois et même au charbon. Son exploitation est, dans ses premières phases, bien plus aisée que celle de ces deux sources d'énergie. Les qualités de certains hydrocarbures les prédestine à un usage particulier (éclairage, lubrification, chauffage). L'émergence d'autres fluides incite les industriels à les tester avec certaines inventions antérieures. C'est ainsi que l'utilisation de l'essence dans les moteurs à combustion a contribué au développement conjoint des industries automobiles et pétrolières.

Il existe une « spirale » entre la complexité du fonctionnement technique des sociétés et la quantité d'énergie que cette technique réclame, explique aujourd’hui l’anthropologue américain Joseph A. Tainter. Cette complexité s'accroît avec le temps parce qu’elle est utile pour résoudre des problèmes. Et, pour s’accroître (avec davantage de mécanismes techniques et d'organismes industriels, de bureaux, de lois, de contrôles), cette complexité n’a en retour essentiellement besoin que d'une chose : disposer de davantage d'énergie.

p. 61-62

Le pétrole permet aux investisseurs pionniers que sont les Rockefeller, les Rothschild et les Nobel d'acquérir un énorme pouvoir. La mainmise sur les revenus générés par les hydrocarbures leur donne la capacité de contrôler largement des infrastructures (en particulier réseau ferré et installations portuaires). Sa puissance financière permet à Rockefeller d'intervenir pour sauver Wall Street en 1894 puis en 1907. Ces opérations ont pour conséquence de limiter les ambitions des lois antitrust de contenir l'influence de la Standard Oil. Typique du capitalisme étasunien, qui préfère la libre-entreprise aux interventions de l'État, le clan Rockefeller est, par l'intermédiaire de sa fondation, un important mécène. À ce titre, diverses intentions lui sont prêtées par les conspirationnistes.
copuverture Or noir
Le pétrole permet des avancées technologiques dans le monde civil; les applications militaires ne sont pas en reste comme toute une génération le découvrira sur les champs de bataille de la Première guerre mondiale. Certains attribuent la victoire des Alliés à leur maîtrise de moyens de transports plus souples que les transports ferroviaires privilégiés par les Allemands.
Très rapidement il est apparu que les ressources pétrolières seraient limitées. L'épuisement des gisements des Oil regions en Pennsylvanie laisse des traces tant dans le paysage que dans la société. Ces lézardes ne sont pas spécifiques aux Etats-Unis : l'exploitation des filons de Bakou donne lieu à des révoltes opposant Arméniens et Azéris sous l'œil indifférent du Tsar. Au terme de la guerre, les États-Unis deviennent pour la première fois importateurs de pétrole. Les entreprises pétrolières cherchent alors à sécuriser leur approvisionnement en diversifiant leurs sources. Fidèles à leur libéralisme économique, les États-Unis s'en remettent à l'industrie privée alors que les Européens se montrent plus interventionnistes et tendent à créer des entreprises sous la tutelle de l'État. Big Oil argue de son importance stratégique pour la sécurité de l'État pour en tirer des avantages (arrangements fiscaux plus que favorables, constitutions de cartels). Profitant de sa liberté économique, l'industrie pétrolière n'hésite pourtant pas à tisser des liens avec la chimie allemande, en particulier IG Farben. Grâce à ces collaborations, l'industrie chimique allemande a pu hydrogéner son charbon pour produire l'essence synthétique de la Luftwaffe nazie et l'US Navy a bénéficié du brevet de IG Farben sur le caoutchouc synthétique.
Les besoins en hydrocarbures pendant la Seconde guerre mondiale sont énormes (la moitié du tonnage envoyé depuis les USA à travers l'Atlantique et le Pacifique est constituée de pétrole). La nécessité de disposer de carburants dicte de nombreuses décisions stratégiques (cf. Choix fatidiques). Le gouvernement Roosevelt renonce à la nationalisation de l'Aramco (Arabian American Oil Company) après la défaite de l'Afrika Korps, mais les bases d'une coopération étroite entre les États-Unis et la famille ibn Saoud sont établies. Lorsque le Secrétaire d'état au Commerce justifie a posteriori ses arguments de 1941 « Cela n'aurait pas servi l'intérêt de la nation d'étendre notre aide financière à une société arriérée, corrompue et non démocratique telle que l'Arabie saoudite. » (p. 252), la présence d'immenses gisements d'hydrocarbures facilement exploitables a dissipé toutes ces réticences. Qui plus est, la protection des infrastructures est prétexte à des investissements militaires qui se chiffrent en milliards de dollars. À défaut d'encaisser les profits de l'économie pétrolière directement par le biais de Big Oil, ce sont les finacements en «pétrodollars» qui bénéficient au commerce américain.

Après la mort de l'URSS, l'accès aux matières premières passe de l’arrière-fond d'affrontements idéologiques au premier plan de la plupart des conflits, latents ou non, tout autour de la planète

p. 610

À nouveau soucieux de diversifier leurs sources d'approvisionnement, les USA se sont avisés de la présence d'importanst gisements en Irak. Cependant la situation géopolitique irakienne est différente du contexte saoudien : malgré des interventions armées soutenues par les intérêts militaro-industriels les résultats ne sont pas encore à la hauteur des attentes.
L'épuisement des ressources pétrolières, inéluctable bien que chaque fois repoussé, est un déterminant essentiel de l'économie mondiale contemporaine. Le choc pétrolier de 1973, qui met fin aux Trente glorieuses, est attribué à l'OPEP, mais il sert avant tout les intérêts de Big Oil : les investissements nécessaires à la prospection et à l'exploitation de tout nouveau forage sont tels qu'ils nécessitent un prix élevé du baril. Jusqu'à l'émergence du covid, l'état de l'économie globale se mesure aux cours des produits pétroliers.

« À mesure que le pic s’approche, les prix du carburant liquide ainsi que leur volatilité vont s’accroitre de manière spectaculaire, et, à défaut de mesures d'atténuation prises en temps et en heure, les coûts économiques, sociaux et politiques seront sans précédent », écrit Robert Hirsch, qui conclut : « Les transitions énergétiques précédentes (du bois au charbon et du charbon au pétrole) furent graduelles et évolutionnaires ; le déclin du pétrole sera abrupt et révolutionnaire ».

p. 724

L'essai de Matthieu Auzanneau trace de manière détaillée l'histoire du pétrole. Les progrès qu'il a entraînés, notamment grâce à l'agrochimie, et les dépendances qu'il a crées en termes de mobilité nécessitent des besoins accrus. Les crises de ce dernier quart de siècle ont pu faire comprendre que l'énergie et toutes les ressources minières ont un coût, mais la soif de la société mondialisée pour l'or noir est tellement inextinguible que le magicien qui promet la source éternelle recueille les voix de l'électeur.
L'auteur met en évidence le pouvoir d'influence de l'économie pétrolière sur les gouvernements, au premier rang desquels celui des États-Unis où il est favorisé par les allers-retours entre l'administration et l'économie privée. La complexité de ces relations, allégeance aux intérêts économiques, loyauté aux donateurs des coûteuses campagnes électorales et déni de la réalité de ressources limitées se heurte au désir d'exhaustivité du journaliste. Les intrications sont si obscures que les balises qu'il met en place pour guider son lecteur n'aident que partiellement à en appréhender les conséquences. Cette puissance tentaculaire, qui est aussi celle des GAFAM, favorise la démobilisation des citoyens en les privant de débat démocratique.

Matthieu Auzanneau @OIL_MEN
The Shift Project, think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone
Le site de l'éditeur
Jean-Michel Bezat pour Le Temps
Babylone de la RTS
RTS – Énergies, une histoire d'addition (décembre 2022)