Et mon cachot trembla…

Baldwin James, La prochaine fois, le feu. Préface de Christiane Taubira, Gallimard, 2018.

Tu es né là où tu es né et as été confronté avec l'ennemi avec lequel tu as été confronté parce que tu étais noir et pour cette seule raison. Ainsi avait-on fixé, et à jamais pensait-on, des bornes à ton ambition. Tu étais né dans une société qui affirmait avec une précision brutale et de toutes les façons possibles que tu étais une quantité humaine absolument négligeable. On n'attendait pas de toi que tu aspires à l'excellence. On attendait de toi que tu pactises avec la médiocrité.

p. 29

Les deux textes publiés en 1962 dans The Progressive et The New Yorker et édités sous le titre The Fire Next Time sont complémentaires. Au pied de la Croix convainc que l'éloquence de Et mon cachot trembla… n'est pas que feinte émotion.
Comme Chimamanda Ngozi Adichie, Baldwin choisit la forme de la correspondance pour traiter du racisme à l'occasion du centenaire de l’
Émancipation. Dans sa lettre à Ijeawele, l'autrice nigériane dénonce la même assignation des femmes à une condition déterminée, socialement inférieure. Écrits à plus de cinquante ans d'écart ces deux textes mettent en évidence les mécanismes d'exclusion et la difficulté de les renverser. 



Tâche, s’il te plaît, de te souvenir que ce [que les Blancs] croient, de même que ce qu'ils font et t'obligent à supporter ne porte pas témoignage de ton infériorité mais de leur cruauté et de leur peur. Tâche de discerner, mon cher James, à travers cette tempête qui fait aujourd'hui rage autour de ta jeune tête, la réalité qui se dissimule derrière ces mots acceptation et intégration. Tu n'as aucune raison de t'efforcer de ressembler aux Blancs comme est absolument sans fondement leur impertinente conviction qu'il est de leur devoir de t'accepter. Ce qu'il y a de vraiment terrible, mon vieux frère, c'est qu'il est de ton devoir à toi de les accepter. Et je parle très sérieusement quand je dis cela. Il est de ton devoir de les accepter et de les accepter avec amour.

p. 30

Cette missive au ton dense et grave est parue sous le titre My dungeon shook… Et mon cachot trembla…en référence au spiritual I’m free at last que citera aussi Martin Luther King dans son discours I’ve a Dream.
Cette adresse est aussi un immense geste d’amour à son filleul à qui il souhaite éviter la désespérance qu’il a connue alors qu’il avait lui-même 15 ans. Il désire que l’intensité de l’amour de ses parents le protège de la violence ambiante à Harlem et de la peur. 
Lorsque James Baldwin et Chimamanda Ngozi Adichie écrivent leur lettre, ils sont au seuil de la quarantaine. La plénitude de l'âge leur permet un certain recul sur leur condition sociale. Leur commun désir de les voir changer reste vif bien que, par froid réalisme, ils n'envisagent une évolution qu’à long terme. Ce constat pourrait les rendre amers. Au contraire, il renforce leur détermination et les aide à identifier leurs ressources. La fierté de leur identité est l'ancrage qui leur permet de rester en mouvement. 

La missive de Baldwin à son neveu est suivie d'un essai Au pied de la Croix, Lettre d'une région de mon esprit. Ce deuxième texte éclaire notamment le premier. Baldwin y explique comment son corps changeant de garçon pubère, mêlé à une condition sociale fragile l'a désespéré. En entrant dans une Eglise pentecôtiste, dont il devint prédicateur alors qu'il était encore scolarisé, il a pu échapper à cet abattement.
Baldwin décrit néanmoins cet engagement comme une fuite plutôt qu'une expérience de foi : ces deux occupations ne lui laissent pas d'espace pour penser. Bientôt, il ressent une hypocrisie à prêcher. Il se considère complice d'un système qui justifie la condition dégradée du Noir américain par une récompense dans un Paradis qui pourrait s'avérer n'être qu'un autre ghetto. Il est surtout désabusé de constater que l'amour prêché n'est pas vécu : “l'église n'est qu'une façade derrière laquelle se cachaient la haine des autres et de soi-même et le désespoir.” (p. 62)
Dans son idéalisme, Baldwin ne voit pas d'autre issue au mépris et aux injustices dont sont victimes Noirs et Amérindiens qu'un pas de côté. Il ne considère pas incompatible de dénoncer ces inégalités criantes et, simultanément, d'aimer le Blanc. Dans cette posture christique, il reconnaît l'humanité de tous les hommes, indépendamment de leurs appartenances. Cette voie, exigeante, n'est pas qu'une impasse naïve. L'auteur a lui aussi cédé aux préjugés raciaux à l'égard des Juifs et il en ressent de l'amertume.
Sans cet éclairage de
Letter from a Region in my Mind, la lettre ouverte à son filleul paraîtrait terriblement moralisatrice. L'intitulé même de ce deuxième texte me suggère que Baldwin a une conviction intime de la justesse de cette voie tout en la tenant de l'idéal.

Les hommes ne peuvent vivre sans [le] sentiment [de leur propre dignité]; et ils feront absolument n’importe quoi pour le retrouver... C'est pourquoi la plus dangereuse création de toute société, quelle qu'elle soit, est l'homme qui n'a plus rien à perdre. Point n'est besoin de dix de ces hommes-là. Un seul fera l'affaire.

p. 103

Les églises chrétiennes ayant déçu de nombreux Noirs, un espace était disponible pour capter leurs attentes spirituelles. Nation of Islam l'a occupé dès les années 1930. Le discours de ce mouvement politico-religieux s'appuie sur le postulat que le christianisme en se propageant vers l'Europe est devenu une religion pour les Blancs alors que l'Islam s'adresse aux hommes de couleur. Allah est le Dieu des Noirs. Nation of Islam prône une stricte ségrégation et aspire à l'établissement d'un Etat afro-américain dans le sud des Etats-Unis. Ce projet est illusoire : contrairement aux territoires africains décolonisés, les Noirs américains n'ont pas de terre à revendiquer. Le long séjour de Baldwin en Europe lui permet de prendre un certain recul ; il réalise que malgré les discriminations dont ils sont victimes, les Afro-Américains vivent dans une certaine opulence et qu'une nation indépendante aux perspectives économiques limitées les en priverait.

Les discours que j'entendis traitaient du pouvoir. On nous présentait, comme doctrine de la Nation d'Islam, des preuves historiques et divines de la malédiction qui pèse sur tous les Blancs, de leur nature démoniaque et de l'imminence de leur chute. Ces choses avaient été révélées par Allah lui-même à son prophète l'Honorable Elijah Muhammad. Les dix ou quinze prochaines années verraient la fin de la prééminence de l'homme blanc — et il faut reconnaître que tous les événements récents sembleraient confirmer l'exactitude de l’affirmation du prophète.

p. 75

Dans La prochaine fois, le feu l'auteur détaille sa rencontre avec Elijah Muhammed, le dirigeant de Nation of Islam. Il est très critique sur l'emprise du leader sur le mouvement et plus généralement sur une idéologie qui exploite la précarité des populations noires.
Cet échec des Églises chrétiennes et des organisations nationalistes convainquent Baldwin que la voie de l'humanisation est l'unique moyen de dépasser les disparités raciales. “La
promesse de Bobby Kennedy que d'ici quarante ans on [puisse] voir un Noir devenir Président des États-Unis” (p. 124) ne satisfait pas l'auteur sur la nature de l'effacement des disparités raciales. Si un Président noir est effectivement entré à la Maison-Blanche quarante-sept ans après cette prédiction, c'est parce qu'Obama a assimilé les codes de la culture blanche.

La situation est aussi grave que l'affirment les Musulmans [noirs], en fait elle l’est davantage encore et les Musulmans ne font rien pour l'améliorer — mais il n'y a aucune raison pour qu'on exige des Noirs qu'ils soient plus patients, plus résignés ou moins aveugles que les Blancs. C'est en fait tout l'opposé. La non-violence est considérée comme une vertu chez les Noirs — je ne parle pas maintenant de sa valeur du point de vue racial, une tout autre question — uniquement parce que les Blancs répugnent à se voir menacés dans leurs vies dans l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes ou dans leurs biens.

p. 84-85

À quelques jours des votations présidentielles 2020, cet accomplissement reste discuté. Les progressistes considèrent qu'Obama, dans sa posture de Président de tous les Étasuniens, est resté trop timoré sur la question raciale et il en était conscient (“No, my election did not create a post-racial society. I don’t know who was propagating that notion.[…] I am not saying gaps do not persist. Obviously, they do. Racism persists. Inequality persists.” – Barack Obama at Howard University, May 07, 2016) Simultanément, sa nomination, insupportable pour certains, a donné corps à diverses théories soutenues par les mouvements suprémacistes. L'ambiguïté entretenue par Donald Trump à leur propos a contribué à son élection comme successeur. Le clivage de la société étasunienne, qui dépasse, et de loin, la différence raciale, peut également être considéré comme une conséquence de l'accession d'un Noir, indépendamment de sa personnalité, à la Présidence. Comme le notait Russell Banks, “le conflit racial est au cœur de l’histoire des Etats-Unis. La race, c'est notre grand récit. Notre récit originaire. Tout s'y rapporte.” (Amérique notre histoire, p. 38)

But for those who had seen in President Obama’s election the culmination of four centuries of black hopes and aspirations and the realization of the Rev. Dr. Martin Luther King Jr.’s vision of a “beloved community,” the last four years must be reckoned a disappointment. Whether it ends in 2013 or 2017, the Obama presidency has already marked the decline, rather than the pinnacle, of a political vision centered on challenging racial inequality.
The tragedy is that black elites — from intellectuals and civil rights leaders to politicians and clergy members — have acquiesced to this decline, seeing it as the necessary price for the pride and satisfaction of having a black family in the White House.

Fredrick C. Harris
The Price of a Black President
The New York Times, October 28, 2012



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La série documentaire Black America : Cette fois le feu de François-Xavier Trégan sur France-Culture
Grand format RTS proposé par Christian Ciocca