Manifeste incertain

Frédéric Pajak
Manifeste incertain 1 – Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage
Manifeste incertain 2 – Avec Nadja, André Breton, Walter Benjamin sous le ciel de Paris
Manifeste incertain 3 – La mort de Walter Benjamin. Ezra Pound mis en cage
Manifeste incertain 4 – La liberté obligatoire. Gobineau l’irrécupérable
Manifeste incertain 5 – Vincent Van Gogh, une biographie
Manifeste incertain 6 – Blessures

Je suis enfant, dix ans peut-être. Je rêve d'un livre, mélange de mots et d'images. Des bouts d'aventure, des souvenirs ramassés, des sentences, des fantômes, des héros oubliés, des arbres, la mer furieuse.
J'accumule des phrases et des dessins, le soir, le jeudi après-midi, mais surtout les jours d'angine ou de bronchite, seul dans l'appartement familial, libre. J'en fais un échafaudage que je détruis très vite. Le livre meurt chaque jour.

vol. 1, p. 7

Réalisation d’un rêve d’enfant, mise en mots de parcours de vie, traces de nombreuses lectures… Le dialogue des mots et des dessins à l’encre de Chine permet de faire connaissance de Frédéric Pajak et de se découvrir.
Son père, artiste, décède dans un accident de voiture lorsqu’il a moins de dix ans. Les aventures conjugales et la fascination de sa mère pour Mai 68 et l’esprit libertaire entrainent l’adolescent dans un parcours scolaire et professionnel mouvementé. Ecarté des écoles publiques, puis d’établissements privés pour lesquels il a des mots très durs, il poursuit sa scolarité à Dieulefit dans un Collège où se pratiquaient des méthodes de pédagogie nouvelles et dans laquelle les élèves finirent par être quasiment livrés à eux-mêmes.
Au fur et à mesure des volumes, l’auteur dévoile ce passé et évoque les blessures qui en résultent. Le dessin est dense, le noir domine; malgré la tension qui s’en dégage, les arbres toujours paraissent frémir.
Pajak Manifeste incertain

Manifeste incertain, vol. 4


L’ascendance de l’écrivain et dessinateur est multiple. Né en 1955 à Suresnes en région parisienne, il est très attaché à Paris. Par ses racines alsaciennes, il a « connu la guerre mot après mot ». Elles aiguisent la curiosité de Pajak pour les contradictions de l’homme, les forces qui lui permettent de s’élever et celles qui l’amènent à annihiler l’autre. Il le vit d’autant plus intensément qu’il paraît éprouver en lui cet antagonisme.

Le thème de l'Occupation éveille mille souvenirs, mille anecdotes plus ou moins véridiques. Ma grand-mère excelle dans cet exercice de mémoire, et ce n'est pas sans nostalgie qu'elle se plaît à rapporter tel ou tel épisode de la guerre, si bien que cette nostalgie m'a longtemps habité, par contagion.

vol. 6, p. 54

Il recherche dans le passé de la Grande Guerre un sens aux barbaries du XXe s. Dans l’histoire même de sa famille, il y a cette méfiance de l’autre : ce Pajak venu de Pologne, ces ancêtres dont on se défend qu’ils pussent être juifs puisque leur patronyme s’écrit avec deux « f ».
La perception des rivalités franco-allemandes est bien sûr aiguisé par le passage d’une juridiction à l’autre. « Après l'armistice de 1918, dans l'Allemagne vaincue, les soldats français giflent les civils amassés sur les trottoirs, humiliés et saignés par le traité de Versailles. [Dans] l'Allemagne aux frontières redessinées chacun tente d'oublier la guerre absurde à laquelle il a obéi. Chômeurs, veuves, enfants, mutilés et soldats désoeuvrés envahissent les rues en criant haut et fort que plus jamais un affairiste, un politicien ou un officier ne rejouera une pareille bataille. La révolution allemande est en marche. Elle est vite écrasée. » (vol. 1, p. 5 )
L’expérience personnelle, comme celle de la totale liberté déstabilisante vécue à l’adolescence, fait écho aux fluctuations politiques. Les dérives populistes qui se terminent en guerres sans merci interrogent Pajak.

Le peuple allemand aime Adolf Hitler, d'un amour sincère et irrésistible. Le peuple italien aime Benito Mussolini d'autant d'amour. Les peuples savent aimer leurs tyrans et se font eux-mêmes tyranniques. Les intellectuels qui se réclament du peuple voudraient être aussi tyranniques que lui. Ils sont prêts à collaborer avec le premier tyran venu.

vol 1, p.109

Dans Manifeste incertain, il y a cet aller-retour continuel entre l’expérience personnelle et familiale et l’Histoire. Par exemple, l’attentat de Bologne ramène Pajak à la montée du fascisme et à sa rencontre de tenants de cette idéologie. « L'Histoire n'est pas seulement la mémoire du temps écoulé, elle est aussi, et d'abord, le temps qui s'écoule au présent. Or, l’Histoire [événementielle] telle qu'elle est rapportée ne traduit rien de ce présent. » (vol. 4, p. 163)
Dans sa recherche de sens pour le temps présent et de mise en lien avec son expérience personnelle, l’auteur puise dans la littérature. Les oeuvres de l’essayiste Walter Benjamin (> encyclopédie de L’Agora) semblent une source inépuisable pour Pajak. Il reproduit lui-même ce qu’il attribue au philosophe : « À sa manière, Benjamin ramasse les rebuts de la pensée qu'il accumule en autant de citations, ce qui signifie ne plus écrire de pensum théorique, mais donner un nouveau chemin à la pensée, en la reconstruisant à partir de fragments » (vol. 1, p. 149). Il ne se contente pas d’égrener les événements biographiques et les citations de l’auteur, il les complète par des dessins où la noirceur l'emporte. Les illustrations renforcent toujours le discours, parfois même par un décalage assumé avec le texte.


 Rêveur abîmé dans le paysage, extrait du "Manifeste incertain, vol. 1 p.105 sq.

Pajak ne craint pas les digressions. Il n’hésite pas à décrire une expérience gustative ou à préciser que le service ne saurait être dissocié de la qualité d’un plat. Là, il analyse l’oeuvre picturale de Hopper, ou nous fait partager un séjour à Barcelone ou à Rome. Cela ne l’empêche pas d’être rigoureux dans sa quête de sens. Dans son quatrième volume, il s’intéresse à la personnalité du comte de Gobineau, auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines (site Éducation contre le racisme). Sans adhérer à ses thèses, il se garde de juger l’homme et préfère mettre en évidence les contradictions du philosophe. Lesquelles contradictions sont le lot de chacun comme le suggère Andrzej Bobkowski dans En guerre et en paix, le 27 août 1940 : « En fait, on devrait être une page constamment blanche sur laquelle on pourrait tout écrire. Mais, en réalité, les gens se transforment très vite en cahier rayé, quadrillé, sinon en livre de conte. » (cité dans Manifeste incertain, vol. 3, p. 75)

Jusqu'ici, j'ai fait de ma vie ce que j'ai pu. Ce que j'ai voulu, je l'ai peu accompli. Peut-être à cause de ma désinvolture ou de mon manque de goût pour l’exploit.

vol. 3 p. 8

Je décide de me mettre sérieusement à ce « manifeste », d'écrire et de dessiner quand ça me chante. Et de lire, ou plutôt de relire différentes énormités, contemporaines ou pas. Lire, et vivre. Dire un peu ce que je lis, ce que je vis, pourquoi, comment.

vol. 1, p. 83


Dans la biographie de Van Gogh, l’étincellement, c’est le même questionnement de soi que Pajak poursuit lorsqu’il analyse un dessin du peintre : « J'ai imaginé Vincent avec son bout de roseau taillé, appliqué à moucheter ce bout de dessin. J'y ai vu un savoir-faire à la fois humble et immense. J'ai vu aussi une grande tranquillité dans ce dessin appliqué, si loin de la démence. » (vol. 5, p. 9) Quels sont les éléments biographiques à la source du jaillissement créatif et cause de la dérive personnelle ? Un parcours de vie tourmenté mène-t-il à la négation de soi ?

Après avoir longtemps peint des paysans, [Vincent] s'intéresse maintenant aux prolétaires, ces esclaves des temps modernes. Il sait qu'il lui faudra insister, jusqu'à épuiser le sujet. Il sait aussi qu'en montrant la misère du monde, il se condamne à vivre lui-même toujours plus misérable. C'est à ce prix que son œuvre s'enracinera dans le « cœur du peuple »; c'est en devenant toujours plus humble qu'il saisira « la vie sur le vif ».

vol. 5 p. 103


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