Mourir au printemps

Mourir au printemps, Ralf Rothman, traduit de l’allemand par Laurence Courtois, Editions Denoël, 2016, 240p.

Dans le roman Mourir au printemps, Ralf Rothmann poursuit une quête du père. Il recherche ce qui l'a assombri pour le reste de sa vie pendant les quelques mois du printemps 1945 passés sur le front.

«Et un jour, quand j'ai parlé de mes rêves, [mon père, médecin] m'a dit qu'il existait une mémoire des cellules de notre corps, et donc aussi des cellules de reproduction, spermatozoïdes et ovules, et qu'elle se transmet. Une blessure psychique ou physique fait quelque chose aux descendants. Les humiliations, les coups ou les balles qui te touchent, blessent en quelque sorte aussi les enfants que tu n'as pas encore. Et plus tard ils peuvent grandir avec autant d'amour qu'on veut, ils auront toujours une peur panique d’être rabaissés, battus ou atteints par une balle. En tout cas dans le subconscient, dans les rêves. C'est logique en fait, non ?»

P. 165

déroute Visegrad

Retrait des troupes allemandes en novembre 1944 près de Visegrad, Yougoslavie – Bundesarchiv_Bild_183-J28413,_Jugoslawien,_deutscher_Rückzug.jpg

Walter Urban pourrait être ce père. Comme lui, il est né dans la Ruhr, voulait devenir mineur. Les mines étaient fermées car devenues la cible d'attaques aériennes. Alors, déplacé dans le Nord, le père devint vacher consciencieux et respecté bien qu'il n’ait que 17 ans.
Fiete Caroli est le double de Walter. Vacher lui aussi, il a l'insouciance et l'impertinence de leurs 17 ans.
Dans l'hiver 45 finissant, il est difficile de croire à la victoire promise. Les parents de Fiete sont morts dans le bombardement de Hambourg. Les bêtes du domaine sont sacrifiées faute de nourriture. Tout vacille. Pourtant, Walter et Fiete sont incorporés dans la Waffen SS pour une gorgée de bière. Hâtivement formés, ils sont envoyés en Hongrie. Walter est commis aux ravitaillements, alors que Fiete se retrouve sur le front.

[…] les hommes serrés les uns aux autres, assis sur des bancs, des caisses, des bidons, chancelèrent de tous côtés lorsque le Krupp démarra, une image étrangement floue, la plupart d'entre eux n'avaient pas encore attaché la jugulaire si bien que les casques vacillèrent, glissèrent.

P. 72

Rothman utilise un vocabulaire et une syntaxe remarquables pour décrire une armée conquérante en déroute. Il relate avec à propos la terreur dont elle est l'incarnation, dirigée tant vers les partisans que vers ses soldats. Désespérée, elle lutte pour empêcher le désertion massive.
Walter, au volant de son lourd Henschel, est une cible récurrente des Iliouchine et des Tupolev. Suivant son tempérament, il reste attentif à ses compagnons d’infortune, aux injustices commises même envers l’ennemi.
En sauvant le fils d'un gradé, Walter obtient une permission qui, espère-t'il, lui permettra, de retrouver la tombe de son père, mort au combat dans la région du Balaton où il se trouve lui-même.
A son retour, il apprend que son ami Fiete a été arrêté suite à un geste interprété comme une tentative de désertion. Selon les règles, Walter est désigné pour faire partie du peloton d’exécution.

«[…] Ils ne peuvent pas t'aligner contre le mur comme ça. On ne peut pas dégommer un blessé, il doit y avoir des lois. Je veux dire, nous sommes des soldats, nous avons un honneur, c'est bien ce qu'ils disent tout le temps, non ? C'est écrit sur notre boude de ceinturon.»

P. 148

Le rythme et le registre de l'écriture changent pour décrire les sentiments de Walter et ses vaines tentatives pour sauver Fiete.
Le quatrième de couverture suffit à résumer la trame narrative. En arrière-plan, et c'est tout l'intérêt du livre, la question de la conscience est omniprésente. L'habileté de Rothmann est de jouer avec la langue pour mêler ces divers niveaux.
Derrière les images brutales qu'il nous inflige, l'auteur pose avec délicatesse une sensibilité, une humanité. On pourrait observer qu'il souligne cette part de l'homme "pas avec un crayon, sans doute avec l'ongle d'un doigt ou du pouce" et que malgré le temps qui passe cette rainure semble avoir tout juste été tracée.

«Ce ne sont pas des partisans !» répéta-t-il, et il déglutit; sa gorge était sèche, sa voix blanche. « Ce sont des civils ordinaires, des gens gentils, ils nous ont laissés dormir dans leur séjour. Et ils ont soigné nos blessés et nourri les bêtes de trait ! On ne peut pas les liquider comme ça ! » Alors l'autre, celui avec le foulard, le bouscula sur le côté et dit : «Ne viens pas nous chanter tes salades, mec! Manquerait plus que tu te mettes à chialer. Partisans, juifs, putes, qu'est-ce qu'on s'en fout ? T'as déjà entendu parler de la loi martiale ? Et maintenant allez, chacun le sien…»

P. 83


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