Un vivant qui passe

Nicolas Bouchaud – Un vivant qui passe, d’après le film de Claude Lanzmann

Rossel est la meilleure incarnation de ce qui, dans nos vies, nous guette à chaque instant. La meilleure incarnation de ce qu’on voit, de ce qu’on sent parfois tout autour de nous. Un racisme ordinaire, un antisémitisme larvé. La haine de l’autre, qu’elle soit raciale, économique ou culturelle.

Notes d'intention

Le déni de ce qui, rétrospectivement, nous semble une évidence est une question récurrente concernant la Shoah. Comment des femmes et des hommes de tous milieux ont-ils pu ignorer les massacres à grande échelle de la population juive ? Ce projet, porté par Nicolas Bouchaud, dans le rôle de Rossel, veut montrer l'apport spécifique du théâtre dans la transmission de connaissance grâce à la présence des spectateurs et à l''attention particulière qu'elle implique.


La thématique du déni oriente les recherches de Claude Lanzmann pour son film Shoah (1985). Le réalisateur souhaitait en particulier l'opinion d'un homme qui, jeune délégué du CICR, a visité depuis sa base de Berlin Auschwitz et Theresienstadt dès 1943. Prenant le Dr. Rossel par surprise, le cinéaste arrive finalement à interroger ce témoin. S'il n'a pas retenu cet interview pour son film principal, il a dédié un documentaire à cet entretien; cette représentation théâtrale en est une interprétation.
Le metteur en scène, comme avant lui le réalisateur, choisit de reconstituer précisément la bibliothèque dans laquelle a été interrogé Rossel en 1979. Cet environnement et la manière intrusive de Lanzmann renforcent la rigidité d'un médecin sur la défensive. La confrontation, 35 ans après les visites du délégué dans les camps, met en évidence les mécanismes de protection que nous élevons pour ignorer l'inacceptable.
Maurice Rossel se prévaut de son inexpérience et de sa naïveté. Il s'engage au CICR par opportunisme, pour échapper à la vie militaire et éviter l'ennui de “la Mob”. S'il montre peu d'appétence pour la rigueur militaire, il ne craint pas le formalisme en ce qui concerne son travail de délégué.
Rossel distingue clairement son rôle auprès des prisonniers de guerre et ses incursions dans les camps de concentration. Alors que l'on réchappe de l'incarcération, les seconds ont vocation d'exterminer les indésirables. Les clauses régissant les visites aux soldats détenus sont clairement codifiées et en général respectées puisqu'elles entrainent une certaine réciprocité.
Quand Maurice Rossel visite Auschwitz son attention est émoussée parce qu'il est hors du cadre convenu, il a un sentiment d'enfreindre les règles que le franchissement des multiples verrous renforce.
L''interprétation de Bouchaud met mal à l'aise car son personnage semble être allé à Auschwitz par simple curiosité, même pas pour vérifier les rumeurs qui circulaient à son sujet. Cette insouciance se révèle aussi dans la manière dont il décrit la vie de la délégation à Berlin, une existence déconnectée de la réalité même de la guerre et de ses conséquences pour la population, en particulier lorsqu'il est logé à Wannsee.
Lanzmann, interprété par Fridéric Noailles, l'interroge sans concession, faisant fi du contexte de la guerre. Il cherche à déterminer comment son interlocuteur a été transformé par ses visites. Rossel semble avoir coupé avec ses émotions en évitant à tout prix les rappels de ce passé. Ce manque de recul montre peut-être l'aspect le plus déplaisant du médecin. Son discours relatif à sa visite à Theresienstadt révèle l'intensité de l'antisémitisme ambiant – qui a probablement émoussé la vigilance de tous les témoins, y compris les victimes elles-mêmes qui avaient intégré leur rejet.
Les mécanismes de défense décrits dans les romans Deutsches Haus et Mendelssohn sur le toit se sont appuyés sur cet état d'esprit généralisé. Rossel n’est ni un survivant des camps d’extermination, ni un nazi; Il est, d’une certaine façon, celui que nous pourrions être ou que nous avons peut-être déjà été. Rossel est celui qui a vu et qui n’a rien vu.
Les procédures mises en place par le CICR ont permis de soutenir un grand nombre de prisonniers de guerre et d'atténuer la rigueur de leurs conditions de détention. Toutefois, les États ont su habilement éviter les contraintes du droit international pour exterminer des femmes et des hommes. Aujourd'hui de trop nombreux États se comportent en voyous et dégradent des humains au mépris des conventions internationales auxquelles ils prétendent adhérer.
Comment éviter d'être les Rossel de notre temps ?

Théâtre de Vidy
Alexandre Demidoff pour Le Temps
Thierry Sartoretti pour RTS-culture
La Shoah, représentations et transmission par la scène – Tous en scène, France Culture