Deutsches Haus

Hess Annette. La maison allemande. Actes Sud 2019.

Dans son bureau, le procureur blond et ses collègues peaufinaient leurs réquisitoires. Les tasses à café sales s'accumulaient sur les piles de dossiers, les soucoupes débordaient de mégots de cigarettes. Derrière les fenêtres se dressait le gigantesque squelette de l'immeuble en construction. Des bâches claquaient au vent. Le chantier avait l'air abandonné, comme si les maîtres d'ouvrage avaient subitement manqué d'argent pour poursuivre les travaux.

p. 361-362

Francfort-sur-le-Main, décembre 1963. Dans le poumon financier en expansion de la République fédérale allemande, le procès dit d’Auschwitz est sur le point de débuter. Le moins que l’on puisse dire est que la tenue de ces audiences divise l'opinion publique. La majorité ne souhaite pas rouvrir cette page d'une histoire aussi récente que douloureuse, alors que les victimes attendent la reconnaissance des violences subies.
En évoquant un chantier suspendu, Annette Hess présente une Allemagne en attente d'un achèvement que seul la clarification du passé permettra. Cette maison allemande c'est aussi le Restaurant “Deutsches Haus” tenu par les parents d'Eva, le personnage central du roman.

L'autrice nous ramène au début des années 1960, dans une Allemagne besogneuse qui poursuit sa reconstruction. Les parents d'Eva, Edith et Ludwig Bruhns, s'épuisent pour faire tourner leur commerce au cœur de la ville, un Gasthaus qui sert une cuisine roborative. Les deux aînées sont déjà engagées dans la vie professionnelle : Annegret comme infirmière dans un service pédiatrique et Eva en tant qu'interprète auprès d'une compagnie commerciale. Le benjamin est encore dans l'innocence enfantine.
À l'approche du procès, la tension augmente, entretenue par la presse. Des médias qui se font les portes-voix de l'opinion : un procès coûteux insensé quand le pays aurait besoin d'investissements pour l'avenir. Paradoxalement, c'est la formation dont a pu bénéficier Eva qui va l'entraîner dans ce procès : on a besoin de traducteurs connaissant le polonais. Le tribunal demande à son patron de la libérer pour les audiences. Son fiancé et ses parents manifestent leur opposition.

[…] Jürgen se demandait comment réagir à la désobéissance d'Eva. Elle était différente lorsqu'il l'avait rencontrée : conciliante, influençable, disposée à accepter que l'homme ait le dernier mot dans le couple. Or voilà qu'elle lui montrait un tout autre visage […] Il ne pouvait pas perdre la face avant même d'être marié. Si les pensées de Jürgen tournaient autour du traditionnel rapport de force dans un couple, elles masquaient une crainte plus fondamentale : il avait peur du procès qu'Eva se préparait à accompagner. Il était tombé amoureux de l'innocence d'Eva, de sa pureté, car lui-même n'était pas innocent. Quel effet la proximité du mal aurait sur Eva ? Sur lui ?.

p. 115-116

La société allemande, comme tout le monde occidental, est en transition. Eva n'entend pas avoir la vie soumise de sa mère avec Jürgen. Elle refuse qu'il lui impose de renoncer à cette tâche, comme il en aurait le droit. En posant le contexte social, Annette Hess montre la raideur qui imprègne le système et explique, pour une part, le refus de l'introspection.
En décrivant les “hommes qui ne pouvaient s'empêcher de claquer des talons au passage de l'accusé principal”, elle rappelle l'ampleur de la tâche de dénazification et son improbable achèvement. Si une partie de la population souhaite enfouir ce passé, les témoignages des victimes suscitent l'intérêt d'Eva. Elle était enfant à l'époque des faits et l'hostilité de ses parents à cet emploi l'interroge : étaient-ils impliqués dans les violences nazies.

Certains d'entre eux venaient chaque jour et écoutaient ce qui se disait avec la plus grande attention. Eva avait proposé à Jürgen d'assister à une journée d'audience. Mais il était trop occupé […]. Eva savait que ce n'était qu'un prétexte. Mais elle le comprenait, et comprenait même sa propre famille. Pourquoi se confronter volontairement à un tel passé ? Et moi, qu'est-ce que je fais là ? se demanda Eva. Elle n'en savait rien.

p. 171

L'autrice mêle habilement une intrigue soutenue et la diversité des sentiments ravivés par cette cause, bien que certains protagonistes soient dépeints de manière quelque peu caricaturale. Pour s'assurer de la crédibilité des opinions, elle s'est inspirée des archives du Fritz-Bauer-Institut relatives au procès.
Plusieurs romans récents traitent de l'impact des contraintes subies par les adolescents allemands dans les soubresauts suicidaires du nazisme finissant. La maison allemande pourrait apparaître à contre courant puisqu'il aborde la reconnaissance des victimes des camps. L'angle de Hess est cependant complémentaire puisqu'elle souligne le poids que représente la coupure de la parole entre générations, un mal qui affecte tous les descendants, quel que soit le côté des barbelés où se trouvaient leurs géniteurs.
La tentation de l'oubli guette alors que les derniers rescapés des camps disparaissent : est-ce la porte ouverte à de nouvelles atrocités ou au contraire la fin de la culpabilisation des Allemands et de leurs partisans ?

Site de l'éditeur
Transmettre la mémoire de la Shoah, interview d'Esther Senot - RTS-Tribu
Les archives du procès - Déposition d'«Otto Cohn»
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