Chaque geste compte

Bourg Dominique, Johann Chapoutot. “Chaque geste compte” : manifeste contre l’impuissance publique. Tracts, Gallimard, 2022.
Hodgers Antonio, Manifeste pour une écologie de l'espoir, Georg, 2023.

Nous nous comportons en effet en colonisateurs des générations futures. Nous les privons de leur liberté, de leur santé, peut-être même de leur vie – tout comme les colonisateurs l'ont fait par le passé. Nous imposons les conséquences de nos actes aux humains qui viendront après nous, et ce avec une brutalité et une indifférence qui donnent le vertige. Nous faisons comme s'ils n'étaient pas là, comme si leur pays était le nôtre, comme si leur monde était vide, comme si nous pouvions puiser à notre guise dans les ressources disponibles – eau potable, sol fertile, air sain – sans penser qu'ils pourront en avoir besoin eux aussi. Nous spolions nos petits-enfants, nous dévalisons nos enfants, nous empoisonnons notre progéniture. Mais ce processus se déroule à présent si vite que nous commençons à en ressentir nous-mêmes les effets, dans notre propre chair. Désormais, nous prenons nous aussi des coups. Par un retournement cynique, les feux de forêt, les inondations et la sécheresse sont devenus notre planche de salut. C'est maintenant seulement que nous nous réveillons. C'est maintenant seulement que nous agissons. C'est maintenant seulement que nous nous rendons compte que cela ne peut plus durer.

van Reybrouck David. Nous colonisons l’avenir
p. 17-18


Un certain consensus commence à émerger s'agissant d'une hausse globale de la température terrestre. Bien que son origine humaine soit communément acceptée, de fortes résistances existent encore. L'acceptation de la responsabilité du développement industriel aurait des conséquences si importantes aux niveaux individuel et collectif qu'elle renforce les résistances. Comment agir intelligemment ?

Très peu de mesures ont été prises, suite aux premiers rapports montrant les conséquences de notre mode de vie sur la nature et, plus généralement, sur l'ensemble de l'écosystème. L'impact du choc pétrolier de 1973 a été bien plus porteur, raidissant les fronts en faveur de l'économie carbonée comme l'a détaillé, notamment, Matthieu Auzanneau.
À mesure que les effets de l'accroissement de la température se font plus visibles, les tensions s'accroissent entre partisans du laisser-faire et défenseurs de l'action, ces derniers eux-mêmes partagés entre tenants du progrès technologique et adeptes de la décroissance.
Les éditeurs se sont saisis de ce débat en publiant de brefs essais qui rappellent l'urgence de la situation, constatent le manque d'anticipation et les limites de la seule réaction et proposent quelques voies vers
un consensus.
Le débat autour de divers textes législatifs (Loi sur le CO2 – refusée en juin 2021 –, Loi sur le climat et l'innovation et Initiative vaudoise pour la protection du climat et de la biodiversité soumises aux citoyens en juin 2023) révèle ces tensions.
Dans leur tract Dominique Bourg et Johann Chapoutot dénoncent la passivité avec laquelle les autorités, notamment françaises, empoignent ce problème. Une absence de volonté qui, selon eux, met en danger la société et qui, de ce fait rompt le “contrat social qui stipule [que] je renonce à une liberté absolue pour vivre dans un espace politique qui assure ma survie et ma vie, ainsi que celle de toutes et de tous” (p. 44). Le débat reviendrait donc à définir la notion de liberté. Alors que les opposants à la mise en place d'une politique climatique contraignante avance à une restriction de leur liberté, notamment à cause des conséquences financières des mesures, les auteurs rappellent que le modèle économique qui gouverne l'humanité ne prend pas en compte la dégradation des ressources et des conditions de vie qu'impliquent leur exploitation. En se référant au colonialisme dans sa conférence, van Reybrouck montre, avec pertinence, que les systèmes ont une fâcheuse tendance à omettre des paramètres gênants (impact sur la population, coût effectif des transports, élimination des déchets). En refusant de reconnaître les erreurs du passé – on ne parle même pas de les dénoncer –, il est difficile d'induire un réel changement.

Quoi qu'il en soit, nous ne nous épargnerons pas un débat sur les styles de vie extrêmement dommageables qui annulent les efforts écologiques de très nombreuses personnes appartenant à la classe moyenne. Dans certains cas, la limitation est alors plus égalitaire que le «droit de polluer» que représente le modèle «pollueur-payeur». Ce dernier est certes souvent pertinent. Il permet dans une certaine mesure à chacun de déterminer, de manière responsable, donc librement, ce qui est le plus important dans ses actes de consommation. Mais ce mécanisme peut par ailleurs amener l'écologie à accentuer les inégalités sociales. Il vaut dès lors parfois mieux interdire totalement (ou rationner) certains comportements écologiquement absurdes que de continuer à les tolérer moyennant une compensation financière. Les interdictions écologiques ne doivent pas être un tabou.

Hodgers
p. 28-29

Une difficulté face à laquelle les politiciens doivent faire face. Dans un manifeste inaugural de la collection kraft – un programme en soi –, Antonio Hodgers, actuel président du conseil d'Etat de Genève montre les limites de l'exercice du pouvoir avec de nombreux exemples concrets. Pour que les effets soient signifiants, il avance la nécessité des actions collectives, mais néanmoins consenties. Une acceptation qui n'est pas atteignable
sans concessions, de part et d'autre. Il croit, avec une certaine dose d'optimisme, à la possibilité d'une évolution tout en regrettant que les efforts d'un grand nombre de ses concitoyens soient annihilés par les comportements irresponsables de quelques uns. Où placer la limite du tolérable, sachant que le changement des comportements individuels est une réalité dans les générations les plus jeunes ?

Il y a des restrictions à la liberté partout: le quota d'assassinats accordé à chaque citoyen est de zéro. Le quota de rejet carbone (ou méthane) devrait lui aussi être limité: fumer tue, prévient la loi, sur chaque paquet de cigarette. Brûler du kérosène par caprice tue plus sûrement encore.

Bourg, Chapoutot
p. 39-40



Chaleur humaine – Gestes individuels et actions collectives : comment agir pour le climat ?
Tracts et France-Culture : Dominique Bourg
Les éditions georg
Marie-Pierre Genecand pour Le Temps
Grande interview d'Antonio Hodgers par Laure Lugon Zugravu
La série Tracts de Gallimard