Underground Railroad

Whitehead Colson, Underground Railroad. Le Livre de poche, 2017.

Eastman Johnson, A Ride for Liberty – The Fugitive Slaves, Brooklyn Museum – wikipedia (en)

Brooklyn Museum Ride_for_Liberty Fugitive_Slaves Eastman Johnson
C'est dans les plantations de coton de Géorgie, peu avant la Guerre de Sécession, que nous rencontrons Cora, une jeune esclave dont la grand-mère a été arrachée à l'Afrique. L'héroïne de Colson Whitehead tente de fuir son destin en utilisant les ramifications les plus au sud du réseau clandestin. Cette échappée permet au romancier new-yorkais de brosser un portrait de l'esclavage et de ses conséquences à long terme pour la société américaine. L'auteur montre en particulier une angoisse de perdre le contrôle de la situation, accentuée par la pensée abolitionniste. La fuite de Cora la fait traverser plusieurs Etats dont les politiques d'exploitation, sous couvert d'endiguement des Noirs, diffèrent beaucoup.

Les Blancs étaient venus sur cette terre pour prendre un nouveau départ et échapper à la tyrannie de leurs maîtres, tout comme les Noirs libres avaient fui les leurs. Mais ces idéaux qu’ils revendiquaient pour eux-mêmes, ils les refusaient aux autres. Cora avait entendu maintes fois Michael réciter la Déclaration d'indépendance à la plantation Randall, sa voix flottant dans le village comme un spectre furieux.
Elle n’en comprenait pas les mots, la plupart en tout cas, mais «naissent égaux en droits» ne lui avait pas échappé. Les Blancs qui avaient écrit ça ne devaient pas tout comprendre non plus, si «tous les hommes» ne voulait pas vraiment dire tous les hommes. Pas s’ils confisquaient ce qui appartenait à autrui, qu'on puisse tenir ce bien dans sa main — comme la terre – ou non – comme la liberté.

p. 160

L'auteur rend compte de la diversité des comportements individuels dans un contexte social où domine l'asservissement des gens de couleur. La tentative d'émancipation de l'héroïne est entravée par l'inertie du système.
Whitehead décrit quelques individus qui transgressent la barrière raciale comme des accélérateurs du changement, les précurseurs d'une nouvelle société. Cependant leurs projets ne peuvent se réaliser que dans de nouveaux peuplements pour autant que leur développement ne soit pas ressenti comme dangereux par le voisinage. Ces conditions sont en soi une négation du droit à la vie libre que l'on associe au rêve américain.

Ce furent les chaînes qu'elle vit en premier. Des milliers de chaînes accrochées au mur, qui pendaient tel un inventaire morbide de menottes et d’anneaux, d'étaux pour les chevilles, les poignets et les cous, dans toute leur variété et leurs combinaisons. Des chaînes pour empêcher un individu de s'enfuir, de bouger les mains, ou pour suspendre un corps à fouetter. Toute une rangée était dévolue aux chaînes pour enfants, avec leurs minuscules menottes reliées par des anneaux. Une autre exhibait des fers si épais que nulle scie ne pouvait les entamer, et des fers si fins que seule la pensée du châtiment empêchait celui qui la portait de les rompre. Une collection de muselières ouvragées avait droit à son propre pan de mur, et dans un coin s'empilaient des boulets et des chaînes. Le boulets disposés en pyramide, les chaînes déployées en forme de S. Certaines entraves étaient rouillées, d’autres brisées, d’autres encore semblaient avoir été forgées le matin même.

p. 93-94

L'Etat exerce de fait une politique oppressive. Qu'il nie le caractère humain du Noir exploité dans les champs, élevé en vue d'obtenir un meilleur rendement, ou servant, paradoxalement, d'exutoire aux pulsions viriles. Qu'il le domestique en lui inculquant une instruction répressive et contrôle les corps. Qu'il vise à l'éradication pour se prémunir de toute impureté problématique.
Les besoins de l'économie des états nordistes s'accommodent mal des conditions de l'esclavage. Le camp des abolitionnistes n'en exerce pas moins une politique coercitive sur les ouvriers précarisés. La conviction, des uns et des autres, d'agir selon le plan de Dieu justifie l'exploitation de l'homme noir, porteur de la malédiction de Cham. L'évolution de la propriété Randall dans laquelle est née Cora, tracée en arrière-plan du roman, renvoie symboliquement à l'abâtardissement auquel mène une société basée sur l'inégalité.

Comme l'avait indiqué Sam sur le quai d'arrivée, la Caroline du Sud adoptait une attitude différente envers les droits des gens de couleur. Cora avait savouré cette réalité à maints égards au cours des mois écoulés, mais l’instruction accordée aux Noirs en était assurément l’une des formes les plus enrichissantes. Un jour, Connelly avait crevé les yeux d’un esclave qui avait osé regarder les mots d’une pancarte, sans hésiter à se priver ainsi de main-d'œuvre.

p. 134

Whitehead multiplie les voix dans son roman. La description onirique du réseau, obscur du fait de sa nature clandestine, souligne l'imagination des passeurs qui ont aidé à la libération des esclaves. Dans les États du Sud, ces déplacements étaient particulièrement risqués pour les fuyards et pour les organisateurs. Ils étaient considérés comme remettant en cause l'ordre établi et étaient soumises à des sanctions cruelles entraînant souvent une mort infamante. La trame du roman, la tentative de libération de Cora, symbolise l'oppression du Blanc sur le Noir et l'isolement des “chefs de gare” dans leur communauté.
En insérant dans sont récit des vignettes portraiturant certains protagonistes, l'auteur rappelle que derrière l'Histoire il y a des hommes et des femmes qui ont leur propre histoire. Dans sa quête, Cora n'a pu saisir qu'une face des personnes qu'elle a croisées. Par cette mise en perspective Colson Whitehead donne du relief à son texte : s'il existe un “racisme systémique” qui trouve son origine dans le passé, l'engagement d'individus peut en amoindrir ou, au contraire, en renforcer l'impact.

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