Historien en chef

Werth Nicolas. Poutine historien en chef. Tracts, Gallimard, 2022.

La collection de Gallimard dans la tradition du Tract, pour diffuser une information interdite, clandestine ou dérangeante sous une forme légère et populaire, brochure ou feuille volante publie ce petit essai au titre polémique sur la recomposition de l'écriture de l'histoire en Russie.

« Depuis le naufrage de l'URSS la Russie en quête d'identité n'a jamais cessé d'interroger le miroir brisé du passé pour essayer de reconstituer une image acceptable, voire positive, de son histoire, capable de lui fournir une boussole dans le difficile processus de transformation en cours ».

La mémoire impossible. La Russie et les révolutions de 1917
Marie Ferretti, citée p. 8



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Spécialiste de la Russie soviétique, Nicolas Werth rappelle à quel point la population a été décontenancée par l'implosion du système en 1991. Peu auparavant, dans la parenthèse Gorbatchev, la parole avait été libérée sur les exactions du régime, en particulier sur les répressions staliniennes et les camps de travail du Goulag. Le travail de Memorial permettait une reconnaissance aux descendants des exclus. En s'excusant de l'implication du pouvoir soviétique dans le massacre de Katyn, Gorbatchev avait aussi écorné le récit soviétique de la deuxième Guerre mondiale.

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Les recherches historiques sur le stalinisme, précise Werth, restent cependant confidentielles et surtout très éloignées des préoccupations d'une nation appauvrie par le changement de politique économique. La population est en demande de repères, d'un récit national, un “sens commun du passé”, qui lui permette d'absorber le “syndrome d'humiliation engendré par la défaite du pays dans la guerre froide”.
Selon l'auteur, survient alors une idéalisation de la Russie tsariste et une réhabilitation de la puissance stalinienne minimisant ses effets collatéraux. L'héroïsme de la Grande guerre patriotique, dès le 22 juin 1941, ne peut en aucun cas être terni. Pour la période du pacte germano-soviétique le discours est particulièrement alambiqué : l'accommodement avec les Allemands est nié alors que les mouvements nationalistes Ukrainiens, apparus dans les années 1930 dans les régions annexées par la Pologne, sont accusés d'être nazis.

Vladimir Poutine accorde d'emblée une importance capitale à l'usage politique de l'histoire. Le contrôle de la mémoire historique, de l'interprétation du passé, est pour lui un enjeu essentiel, nous l'avons déjà souligné. L'histoire doit être le pivot de l'identité nationale. « Pour faire renaître notre identité nationale, notre conscience nationale, nous devons rétablir les liens entre les époques au sein d'une histoire unie, ininterrompue, millénaire, qui nous donne des forces intérieures et nous apprend le sens du développement de la Nation.»

p. 24


Werth, par ailleurs président de Mémorial France, dénonce la confiscation de l'histoire par Vladimir Poutine et la pénalisation de toute opinion divergente. Il note qu'à cette politisation extrême en Russie, l'Ukraine a répondu avec ses propres
lois mémorielles qui aboutissent notamment à la destruction massive de monuments commémoratifs de l'époque soviétique. Cette instrumentalisation, rendue évidente par le discours du Président russe du 21 février 2022, quelques heures avant l'invasion de l'Ukraine, basé sur son texte De l'unité historique des Russes et des Ukrainiens renforce les sentiments belliqueux.

On le sait, toute collectivité en cours de reconstruction identitaire redéfinit la mémoire collective et nationale dans laquelle elle s'enracine, revoit son passé en y choisissant les faits qui vont asseoir le nouveau roman national.

p. 44

Cette propension des états à établir un récit national est caractéristique des temps d'incertitude. Leur usage pour légitimer l'agression ou la reconquête est tout aussi courant. Dans son libelle Werth déplore une libération de l'expression d'idéologues extrémistes, complaisamment relayés par les canaux officiels. Il cite Timofeï Sergueïtsev en avril 2022 qui annonce un avenir glaçant à l'Ukraine. Ces prises de paroles ont évolué avec les différentes phases du conflit sont à évaluer avec circonspection; bien qu'il s'agisse d'une opinion publique – et non censurée –, il est difficile d'en évaluer les conséquences. et des lendemains difficiles à l'Europe occidentale.


Texte engagé, rappelant le contexte de ce repositionnement de l'histoire, l'essai de Werth appelle à rester attentif aux narratifs et à leurs conséquences géopolitiques. Écrit au printemps de 2022, il nous promet un combat sera sans concession.

Site de l'éditeur
Interview de Nicolas Werth par Luis Lema