La communauté de ceux qui n'ont rien en commun

Lingis Alphonso. La communauté de ceux qui n'ont rien en commun. MF, inventions, 2021.

Qui est l'étranger qui me fait face ? Le traité de philosophie de Lingis cherche à répondre à ce questionnement essentiel. Nord-américain influencé, dit-il, par la French theory, l’auteur semble être un homme curieux du monde. Il parsème son recueil de photos prises lors de ses voyages asiatiques et ajoute des références aux cultures précolombiennes latino-américaines.

Reconnaître l'autre, c'est respecter l'autre.
Nous pouvons distinguer ici entre ce que nous pouvons appeler la perception en profondeur de l'autre et la sensibilité de surface à l'autre. […] La perception sent […] des tensions, besoins et compulsions qui rident ce front, tendent ces poings, concentrent ces yeux.

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Sa recherche parait parfois puérile tant elle se veut explicite. Une vague de mots dérivés nous submerge alors et je me perds dans la musique de ses déclinaisons. Cette déferlante n'est pourtant pas vaine.

Parfois, certes, l'autre regarde vers moi pour recevoir de moi l'image de ce que mes yeux ont vu […] Le regard de l'autre ne regarde pas mes yeux pour y voir les surfaces et contours du paysage vers lequel je tourne mon regard. Il cherche en premier la vivacité et l'éclat de la lumière dans mes yeux, et cherche les ombres et les ténèbres que mes yeux abritent avec soin.

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Lingis développe quels sont les implicites de la raison. Mener une recherche implique une intentionnalité qui débute par le recueil d'éléments pertinents. la récolte de faits participe de cette intention et nécessite de mobiliser ses sens à bon escient. Truisme ou espace de réflexion : l'auteur cherche à mettre de la profondeur dans la communication. Atteindre l'autre, entrer en relation avec lui, c'est dépasser ses préjugés liés aux caractéristiques physiques, c'est s'abstraire de ses codes, en particulier à ceux liés aux conventions sociales et au langage non verbal qui leur sont associés.

C'est un effort de trouver un discours scientifique et mathématique et de réduire au silence le grondement du monde. En construisant une représentation objective de la nature à partir d'entités mathématiques abstraites, on produit une communauté en communication quasi-parfaite, une communauté rousseauiste transparente, où ce qui est formulé dans l'esprit de chacun est ce qui est aussi formulé dans les esprits des autres.

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Lingis ne craint pas d'illustrer son propos par des situations prosaïques. Elles relativisent les valeurs dont nous nous prétendons les défenseurs. Nos nobles causes nous empêchent souvent de voir le monde tel qu'il est. Evaluer l'autre à l'aune de son propre contexte, c'est souvent nié la légitimité de son existence. Et oublier que l'on tolère par exemple des comportements d'adolescents que l'on réprime chez l'adulte. L'indifférence est aussi une négation du droit de ce qui nous est étranger à exister. Lingis décrit avec finesse combien les ombres donnent du relief aux choses et aux personnes, comment elles les rendent belles et attrayantes.

Nous ne vivons pas seulement par le travail ou par le pain. La vie n'est pas une succession d'initiatives guidées par le besoin et le manque, dirigées vers des objectifs. La vie n'est pas la récurrence du besoin et de la satisfaction, manger et avoir faim à nouveau, boire et avoir soif à nouveau, dans une entreprise qui perd graduellement ses provisions, dans une anxiété qui repousse sans cesse la mort. La vie est jouissance. Nous vivons dans la lumière, dans la chaleur, dans la substance liquide, dans l'éclat, dans le grondement de la sonorité et la musique des sphères, dans l'intimité de la maison et du pays natal et dans les immensités de l'exotique.

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La tension maximale, l'essayiste la situe au seuil de la mort. Lorsque l'on veille un proche, les possibilités de communication sont ténues et pourtant essentielles pour le moribond. Dans cette situation, les deux êtres en présence n'ont absolument rien de commun. Lingis situe dans le dénuement, et le dévoilement de l'intime qu'il suppose, le révélateur de l'affiliation communautaire.
Cet essai, traduit tout récemment en français, est paru en 1994 aux Etats-Unis. Ces considérations sur la portée du langage de la raison restent particulièrement actuelles. Le langage scientifico-mathématique a ses codes qui prétendent à une universalité qui dépasse les particularités et sensibilités individuelles. Les crises nous incitent à être dans le contrôle, à objectiver les événements jusqu'à oublier que nos pouvoirs intellectuels sont faillibles. Ses références datées à l'exotisme de ses nombreux voyages montrent précisément qu'une formulation mathématique abstraite du monde ne suffit pas à la description de sa complexité; il lui manque toute la dimension sociale.

Julien Burri pour Le Temps
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