La première pierre

Jourde Pierre. La Première Pierre. Gallimard 2013.

Ce récit témoigne d'un événement à forte charge émotionnelle vécu par Pierre Jourde en un lieu auquel il est très attaché. Dans un précédent texte, Pays perdu, l'auteur avait raconté le coin d'Auvergne dont il est originaire. La situation isolée de ce hameau en fait-elle le berceau d'une idylle ?

Dans ce récit que Jourde considère comme un hommage, il aborde quelques épisodes connus de tous les habitants mais qui, s'ils sont acceptables comme on-dit, n'ont pas vocation à être figés dans un livre. Lorsque les quelques familles de ce coin de Cantal en prennent connaissance, la colère gronde d'autant plus que, pour la plupart, elles ne s'intéressent qu'à des passages chosis, particulièrement sensibles.

Nous sommes presque au sommet. Les brouillards se sont effilochés. Le reliquat de nuages dessine au sol de grands prédateurs noirs aux ailes mouvantes qui glissent sur les étendues herbeuses, épousent les reliefs, avalent des troupeaux entiers, et vont se perdre au loin. Le soleil tape dur sur les terres gonflées de bosses et de tertres. Pas d'arêtes ici, c’est l'empire de la courbe, qui s’étire, se livre à d’inépuisables variations sur la même ligne mélodique, sans s'interdire quelques fantaisies surprenantes, comme le surgissement inopiné de cônes effilés, qu'elle puise dans sa mémoire volcanique. Ces paysages ne vous opposent rien de déterminé, c’est le secret de leur magie. Ils vous enveloppent, vous prennent et, insensiblement, vous emmènent avec eux, dans une perpétuelle fuite immobile.

p. 163

L'objet de ce deuxième livre consacré au pays est l'attaque réservée à Jourde lors de son arrivée dans sa propriété de Lussaud et à ses suites judiciaires. Menaces, injures, jets de pierres : la violence qui se déchaîne paraît disproportionnée... comme le battage médiatique qu'elle a déclenchée.
L'auteur après avoir relaté les faits et le procès tente d'analyser l'ampleur prise par cet événement. Il envisage l'hypothèse d'un conflit opposant l'intellectuel parisien et le paysan auvergnat. Pouvoir du verbe contre force brute; il pointe l'inexactitude de cette interprétation en relevant-que les villageois ne sont pas sortis indemnes de l'affrontement physique et ont même été désavoués par la justice. Et Jourde de préciser qu'ils manient pourtant la parole avec habileté.
Les gestes dont lui et ses enfanta ont été victimes ne sont pas excusables et pourtant ce que je perçois comme une tentative de justification me met mal à l'aise. En abordant la naissance adultérine de son père dans Pays perdu, Jourde se met en position basse. Pourtant, dans Première pierre, son vocabulaire et ses références littéraires opèrent une totale coupure avec les habitants du village dont il relève le désintérêt pour la lecture. De plus, l'auteur adopte un verbe cinglant qui agresse. Sa description de la déposition au poste de police, bien que plausible (les gendarmes ne s'engagent pas dans ce métier par amour de la rédaction), manque de respect. Le traitement des correspondants de presse au procès tient du règlement die comptes.
Jourde ne semble pas conscient de sa force. Le poing qu'il décroche à l'un de ses assaillants est brutal et, comme ses mots, blessants. Non par intention, mais parce qu'ils ne sont pas partagés.

[…] ils ne lisent pas ce que tu as écrit, où se dit l'évidence de l'affection et du plaisir, ils superposent au texte leur fiction personnelle, ils n’y voient que la confirmation de cette fiction, comme le font tant de lecteurs, hélas. Aussi t'en veulent-ils, non pas de ce qu'ils croient que tu n'aimes pas, mais bien plutôt de ce qu'ils n'aiment pas en eux-mêmes.

p. 128

L'auteur aime certainement ce pays, pour ce qu'il y a vécu de profond avec son père mais aussi pour sa rudesse. Il le décrit en ciselant sa noirceur alors que les collectivités publiques, dans leur effort de promotion, mettent en avant sa légèreté. À la manière de Pajak qui magnifie un paysage ou un visage par la profondeur du noir. La description de la montée aux pâtures estivales, comme le retour de Pierre Jourde sur le lieu des événements malgré l'ostracisme, témoignent de cet attachement. Lussaud est le lieu L'attachement de l'auteur pour ce ce lieu écarté n'est pas lié au mythe d'une vie authentique, mais à la profondeur des émotions qui s'y sont exprimées.

Lisbeth Koutchoumoff Arman pour Le Temps