Hiver à Sokcho

Daepo Port, Sokcho – wikimedia commons

Dusapin Elisa Shua. Hiver à Sokcho. Gallimard, Folio, 2018.

C'est bientôt seolall, le nouvel-an lunaire coréen, dans la station balnéaire de Sokcho. Un Français semble égaré dans cette villégiature proche de la frontière nord-coréenne. Il loge dans la modeste pension du vieux Park dans laquelle la narratrice assume diverses tâches. Leurs chambres contiguës ne sont séparées que par une fine paroi de papier.

– Ce qui sculpte une image, c'est la lumière. En regardant bien, je me suis rendu compte qu'au lieu de l'encre, je ne voyais que l'espace blanc entre deux traits, l'espace de la lumière absorbée par le papier, et la neige éclatait, réelle presque. Comme un idéogramme.

p. 88

Ce rapprochement n'est pas anodin; la narratrice est d'origine franco-coréenne. Elle a appris le français pour conserver un lien avec le père absent. Élisa Shua Dusapin partage cette double ascendance avec son personnage et cultive sa part asiatique dans son environnement francophone.
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Les frontières sont au cœur de ce roman de formation. À la fragilité de la cloison de la pension Park s’oppose l’obstacle infranchissable de la ligne de démarcation qui sépare la péninsule coréenne. La proximité physique de Kerrand et de la narratrice ne permet pas leur rapprochement; leurs attentes sont par trop différentes.

– Quand on achète une boîte [de Playmobil], il y a toujours des accessoires, des petits bâtiments aux toits colorés. Sokcho me fait penser à ça.
Je n'avais jamais vraiment observé Sokcho. Ce n'était pas une ville pour cela. J'ai rejoint Kerrand. Devant nous, un magma de tôle orange et bleue, les restes du cinéma calciné.

p. 33

Le Normand est en repérage pour son prochain album de bande-dessinée, peut-être le dernier d'une série qui le met en scène sous les traits d'un archéologue. La narratrice quant à elle est en quête de son identité française pour se projeter dans l'avenir. À sa curiosité, à son désir d'élargir l'horizon de Kerrand, le scénariste répond avec indolence. La jeune femme s'efforce de consommer les laitages qu'elle ne digèrent pas alors qu'il ne montre aucun intérêt pour les plats traditionnels qu'elle lui prépare.
La dissymétrie est patente : la narratrice se surpasse, essaie de dominer son trouble alimentaire, pour renforcer le lien avec sa mère et intéresser Kerrand à la culture coréenne et lui ne voit qu'un décor lisse de Playmobil dans la terne ambiance hivernale.
Comme par symétrie, Élisa Shua Dusapin expose une narratrice de culture essentiellement coréenne qui cherche à relever le défi de la communication interculturelle et se confronte à un représentant d'une nation culturellement dominante en recherche d'exotisme. En lui signifiant ses manques et ses ressources, la jeune femme prend l'avantage et permet finalement à Kerrand d'intégrer dans son album une image féminine. Un processus douloureux puisqu'il a l'étrange habitude d'ingurgiter ses ratés.

Ses doigts glissaient avec timidité sur le papier. Le pinceau balbutiait sur les proportions du corps. Du visage surtout. Elle prenait un accent oriental. Il ne devait pas avoir l'habitude de représenter des femmes, j'en avais peu vu parmi ses personnages. Lentement, ses traits se sont faits plus sûrs. Elle s'est mise à tournoyer dans une robe. Tantôt maigre tantôt voluptueuse, bras étendus ou ramassés, tordue toujours, elle se modelait sous ses doigts. De temps à autre, Kerrand arrachait un morceau de feuille pour le mâchonner.

p. 78

Cette réussite va de pair avec un gain de confiance en elle, l'accès à son indépendance : elle a maîtrisé la préparation du dangereux fugu, dont la mauvaise manipulation peut causer la mort des consommateurs.
L'écriture d'Élisa Shua Dusapin est incisive et toute en fluidité. Les brèves phrases s'enchaînent par associations d'idées qui, à l'instar des dessins de Kerrand, donnent un relief avec une grande économie de moyens.

Anik Schuin pour la RTS
Lisbeth Koutchoumoff Arman pour Le Temps
Editions Zoé folio
Interview de David Berger pour la RTS