Le grand récit

Chapoutot Johann. Le grand récit, introduction à l’histoire de notre temps. Presses universitaires de France, 2021.

Commandé à l'occasion du centième anniversaire des Presses Universitaires de France, l'essai de Jerôme Chapoutot tient de l'opinion plus que de la recherche. Cette liberté permet à l'auteur d'inscrire son champ d'étude, l'histoire, dans sa pluralité sémantique. Il relève que ce domaine s'est progressivement éloigné du domaine de la littérature pour être intégré aux sciences humaines et sociales. Ce glissement paraît en contradiction avec le besoin humain à participer à une histoire idéalisée.

Les psychoses de conspiration juive contre la chrétienté, le roi, les enfants, etc. ont une longue histoire, attestée au Moyen Age. Elles y voisinent avec d'autres peurs et angoisses dont certaines nous paraissent loufoques aujourd'hui, car elles entrent peu en résonance avec ce que nous savons des XIXe et XXe siècles, et avec ce que nous entendons bruire sur les réseaux sociaux.

p. 228

Spécialiste du nazisme, l'auteur relève la tendance des idéologies à reprendre les codes religieux (récit fondateur, croyance en un avenir radieux, rituels qui scellent l'agglomération d'un groupe et la création d'une communauté). L'émancipation sociale ne se limite pas à la laïcité, elle touche tout autant les domaines politique et économique. Paradoxalement les forces du marché, conséquence du développement de la bourgeoisie, mettent à l'épreuve la société conservatrice.

L'historien entretient un rapport distant avec le temps mesuré, compté, ce temps qui doit être arraisonné au principe de rentabilité, de productivité, de performance. À ce temps-là, qu'il sait ou a su pratiquer, un peu comme on fait de l'athlétisme, au temps des concours et des thèses, il préfère le temps de la méditation, ce temps long, profond, lent, de la pensée qui revient, remercie, contemple et, disait Nietzsche, « rumine ». La temporalité de la pensée, qui est lecture, contemplation, méditation, n'est pas celle de cette « action » dont on nous rebat les oreilles et qui, si l’on prend le temps de l'observer, est une injonction à brasser du néant […]

p. 330-331

L'histoire est souvent confisquée à des fins de propagande ; elle est capable d'envenimer les conflits. Par sa fonction mémorielle, elle en constitue aussi l'antidote. En exhumant de l'anonymat le parcours de vie d'individus malmenés, l'histoire permet précisément de les rétablir dans leur dignité. C'est particulièrement vrai du travail de Billig et de Poliakov sur la Shoah ou de Mémorial en URSS. Ces résistants du récit combattaient frontalement l'une des plus radicales ambitions des nazis : effacer l'histoire et le mémoire du peuple juif en brûlant et en détruisant les papiers d'identité et les archives des victimes, et effacer jusqu'à l'existence du crime qui les avait éradiqués par la pratique (impossible, en réalité) du secret, ainsi que par la destruction des lieux du crime. (p. 325)
Chapoutot relève la complémentarité de diverses approches pour étudier l'histoire, certaines très analytiques d'autres plus littéraires. Il croit en la possibilité de la mettre en récit pour la rendre plus accessible et éveiller le plus grand nombre aux conséquences de décisions passées et aux chaînes de causalité.
Comme son collègue Ingrao, l'auteur maîtrise parfaitement l'allemand, ce qui l'incline à utiliser un vocabulaire très étendu qui peut nuire à la fluidité de son argumentaire. Cette importance fondamentale du langage dans la communication est en soi fascinante : l'organisation de la langue structure la pensée, de manière implicite et modèle la constitution du récit historique.

Site de l'éditeur
Interview de l'auteur par Célia Héron pour Le Temps
Olivia Gesbert pour France Culture
Patrick Chaboudez pour RTS-info (novembre 2022)