Les vies inégales

Didier Fassin, La Vie – Mode d'emploi critique, Seuil, Paris 2018

Essai en demies teintes… Un titre un brin présomptueux : l'auteur va-t-il nous donner un mode d'emploi pour mener notre vie ou prétend-il en maîtriser tous les aspects ? Le chapitre introductif développant le concept de "formes de vie" aborde diverses approches philosophique de la notion de vie, notamment les approches transcendantale et anthropologique. Les concepts qui y sont développés devraient aider à rendre compte d'un constat : des vies valent plus que d'autres.

Le traitement des êtres humains reflète une politique de la vie fondée sur l'inégale valeur et l'inégale dignité des existences. L'État joue un rôle fondamental dans cette politique. 

p. 143

Pour aborder la question, l'auteur choisit “de décrire et d'analyser une forme de vie qui hante l’imaginaire des sociétés contemporaines : celle des nomades transnationaux précaires - réfugiés ou migrants, demandeurs d'asile ou étrangers en situation irrégulière." (p. 49)
L'anthropologue s'interroge sur l'évolution de la perception du migrant en France ou des qualités nécessaires aux femmes zimbabwéennes pour pourvoir s'intégrer en Afrique du Sud.
Son étude met en évidence que, pour ces nomades au destin précaire, des facteurs externes, indépendants de leurs qualités, ont une influence majeure. Lors de l'été 2015, l'avenir du migrant était plus influencé par le chemin traversé que par ses compétences personnelles. Certains recevaient leur nourriture tels les animaux dans un zoo, d'autres étaient accueillis chaleureusement en reconnaissance de leur souffrance collective. exils – Reportage RTS sur la route des migrants 2015
Didier Fassin relève qu'au cours de son périple, une même personne peut vivre des expériences très contradictoires en lien avec la perception qu'on se fait d'elle.

La forme de vie des nomades forcés ne décrit pas seulement la condition de ces personnes. Elle reflète aussi un état du monde. Elle résulte en effet des impasses dans lesquelles se trouvent les démocraties contemporaines, incapables de se hisser à la hauteur des principes qui fondent leur existence même. La conjonction de déplacements impressionnants de populations fuyant les conflits, les désastres et la misère, et de réactions non moins notables d’animosité, encouragées par des rhétoriques populistes, est assurément une marque de ce temps.

p. 65

Est-ce sous cette impulsion qu'un glissement s'est opéré : la vie biologique/physique prévaut sur la vie sociale/physique. “En France, la menace pesant sur la vie physique du migrant malade semble à l'État plus digne d'attention que la vie politique du demandeur d'asile. En Afrique du Sud, le risque pour la vie biologique du malade du sida paraît plus intolérable que la perspective de générer des inégalités dans la vie sociale des pauvres.” (p. 90)
Cette tendance à donner primauté à la vie biologique sur le développement social de l'individu me semble expliquer un glissement dans les débats de société. Les nouvelles luttes au sujet de l'avortement, les controverses autour du spécisme et de l'égalité animale, la revendication au droit au suicide assisté considèrent typiquement l'homme dans son individualité.

Considérer la vie dans la perspective de l'inégalité offre ainsi une nouvelle intelligibilité du monde social mais également de nouvelles potentialités d'intervention. Elle permet en effet de passer d'une expression de compassion à la reconnaissance d'une injustice.Car ceux qui vivent les situations que j'ai étudiées ne souffrent pas seulement de privations multiples. Ils souffrent également de ce que leur aliénation ne soit pas énoncée pour ce qu'elle est. Au demeurant, la réalité des vies inégales ne doit pas être vue comme une découverte de chercheur: elle est partie Intégrante de la conscience de ceux qui sont du mauvais côté de l’inégalité, alors même qu'elle est le plus souvent ignorée, occultée ou contestée par les autres.

p. 154-155

Selon les circonstances, la valeur d'une vie est parfois très variable. Aux Etats-Unis, des indemnisations furent versées suite aux attentats du 11 septembre 2001 dont le montant fut savamment calculé… allant de 788 000 à 6 000 000 dollars, les femmes ne recevant en moyenne que 63% du montant attribué à un homme disparu.
Aux USA également, ce sont les statistiques du Guardian qui mirent en évidence l'importance du phénomène des décès lors d'interventions policières et de la prédominance des victimes noires.
Cette réalité de vie de valeur inégale n'est pas spécifique à ce pays. “[Le] monde occidental moderne lui-même, […] s'est aisément accommodé des multiples formes d'aliénation de la traite, de l’esclavage, de la colonisation, de l’apartheid et des génocides dans des nations qui proclamaient l’universalité des droits de l'homme, y compris, pour certaines, en invoquant l'autorité divine et les principes chrétiens.” (p. 146)
Les diverses approches pour démontrer les inégalités de la vie, tant sur le plan de sa qualité (biologique vs sociale) que de la reconnaissance de l'existence (valeur inestimable et inaliénable de celle-ci) font la richesse de cet ouvrage. C'est en prenant conscience des facteurs qui construisent ces inégalités que des actions peuvent être entreprises pour les atténuer voire les supprimer. C'est là que j'aimerais que Fassin débute son mode d'emploi…

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critique de Mark Hunyadi