Le monstre twitter

Laurent Samuel, J'ai vu naître le monstre : twitter va-t-il tuer la #démocratie? Les arènes, 2021.

Grandi avec les premiers ordinateurs personnels, puis accédant à la toile avec un modem crépitant, Samuel Laurent s'oriente vers le journalisme. 
Lorsqu'il s'inscrit en 2008 au réseau à l'oiseau bleu il le fait pour trois raisons, dit-il : la curiosité, l'intérêt professionnel et l'envie de s'amuser. Ce qu'il ignore alors c'est que Twitter, une décennie plus tard ne sera pas loin de le laminer. C’est de cette expérience que traite son essai, un parcours lié à l'évolution des réseaux sociaux et à la modification de leur usage.

Je n'arrête jamais, puisque l'intox ne s'arrête jamais. À l'époque j'ai encore de grands principes, qui me paraissent stupides aujourd'hui : je pense qu'on peut, par la seule discussion et des arguments rationnels, convaincre une personne qu'elle se trompe. Ou en convaincre cent cinquante. Me voici inlassablement lancé dans des discussions interminables avec des dizaines de contradicteurs, répétant souvent les mêmes choses avec un ton de moins en moins amène, de plus en plus tranchant. Sans m'en rendre compte, j'ai basculé dans des joutes rhétoriques où l'idée n'est plus tant de convaincre l'autre que de lui montrer qu'il a tort. Tout y passe : caricaturer son argumentation, user de cynisme, d'exagération, souligner les faiblesses de son raisonnement...

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Observateur averti de Twitter, familier des réseaux sociaux, spécialiste du fact-checking qu’il exerce pour Le Monde, Samuel Laurent se laissera piéger. Lorsque le jeune journaliste commence à «gazouiller» , comme la grande majorité des précurseurs, il ne sépare pas assez les rôles : on n’utilise pas un outil professionnel pour critiquer des opinions ou, pire, se gausser des autres usagers. Tant que le réseau restait relativement confidentiel et que ses fonctionnalités évoluaient encore fortement, les conséquences de ces écarts étaient limitées.
Pour répondre à la demande des usagers, les possibilités de transmission, notamment par le retweet, ont été accrues stimulant une addiction à la notoriété. Ces évolutions ont modifié les pratiques et favorisé la propagation d’informations de mauvaise qualité, que ce soit par manque de recul ou avec des intentions douteuses. L’impact de propos de café du commerce est limité dans la vie réelle. Sur les réseaux démentir une rumeur est une tâche titanesque à laquelle Samuel Laurent s’est attelé en développant pour Le Monde une plateforme de vérifications factuelles, Les Décodeurs. En osant contester les déclarations de personnalités et d'organismes publics ou en décryptant les rumeurs, l'équipe est devenue la cible de ceux qui préfèrent les faits alternatifs de la « réinformation ».

À la moralisation vient répondre la provocation, le choix volontaire de choquer pour faire parler. Dix ans de mobilisation contre Éric Zemmour ont-ils entaché sa popularité? Tout un pan de la droite hors les murs fait d'ailleurs commerce de cette «censure» imposée par la gauche morale, de cette «bien-pensance» qui fait d'eux des rebelles courageux.

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Le modèle commercial des chaînes d'informations continues contribue à la diffusion de propos virulents et à privilégier la  polémique à l'argumentation. Sans atteindre toutefois le paroxysme de l'ère Trump durant laquelle les intuitions présidentielles avaient plus de crédit que les faits scientifiques.
L'auteur relève, dans le cadre des Gilets jaunes, que les positions gouvernementales étaient diffusées plutôt par le biais de Twitter, alors que les contestataires se mobilisaient via Facebook. Ce constat, apparemment anecdotique, révèle la difficulté de communication qui s'insinue à l'intérieur du pays, un obstacle pour trouver les consensus nécessaires au vivre ensemble.
Le titre l’annonce clairement, la personne de Samuel Laurent est centrale dans ce livre. Toutefois son expérience permet de constater comment l’intention de faciliter l’information, de la rendre plus indépendante a conduit à une restructuration des médias. Twitter, pour ne parler que de lui, a atomisé le monde de l’information. S’en est suivi une réorganisation par agrégation, en bulles cognitives et surtout par des tentatives de manipulation de l’information : attaques ciblées concertées — pas seulement de puissances étrangères hostiles —, diffusion de fausses informations — parfois délibérément malveillantes —, confusion entre croyance et vérité. L'impact de l'économie numérique sur la gouvernance des états démocratiques est négligée. Cet attentisme s'explique peut-être par l'usage que les partis font des réseaux pour capter des voix; l'auteur montre ad minima qu'ils ne restent pas inactifs sur ces plateformes.

Site de l'éditeur
Entretien avec Antoine Droux, Médialogues RTS

Vol de nos vies numériques: le coup d’Etat dont nous ne parlons pas

Tribune de Shoshana Zuboff parue dans le New York Times et traduite par Le Temps

[…] les Etats-Unis et les autres démocraties libérales du monde n’ont pas réussi jusqu’à présent à construire une vision politique cohérente d’un siècle numérique qui fasse progresser les valeurs, les principes et le gouvernement démocratiques. Alors que les Chinois ont conçu et déployé des technologies numériques pour faire progresser leur système de régime autoritaire, l’Occident est resté dans le compromis et ambivalent.
Cet échec a laissé un vide là où il devrait y avoir la démocratie, et le dangereux résultat en a été une dérive de deux décennies vers des systèmes privés de surveillance et de contrôle des comportements, loin des contraintes de la gouvernance démocratique.

Shoshana Zuboff