Destiny

Fleutiaux Pierrette, Destiny. Actes Sud, Babel, 2016.

Le dernier livre de Pierrette Fleutiaux (1941-2019) est un récit sensible qui traite de la migration. Paru en 2016, alors que la vague migratoire qui venait de déferler sur l'Europe était une urgence politique, ce texte traite de la rencontre de deux femmes Anne et Destiny.
Anne revient d'une virée d'achats en prévision de la naissance de sa petite-fille lorsqu'elle croise une femme enceinte, l'air mal, appuyée contre un couloir de métro. L'hôpital vers lequel Destiny se dirige étant précisément sur son chemin, Anne l'accompagne.

Et Anne qui n'a vaincu aucune mer, qui n'a affronté ni la soif ni les hommes enragés, et dont le regard n’a jamais fait plier quiconque, Anne est fière de Destiny.
Elle voudrait que sa multitude se lève devant cette femme, Destiny, devant son courage, sa force, se lève devant elle au lieu de l’ignorer, de la repousser ou de lui faire l’aumône de quelques bulles d’air à respirer. Elle dit à sa multitude qu’un pays appartient autant à ceux qui l'ont conquis à travers mille épreuves qu'à ceux qui s’y trouvent par fait de naissance, appartient autant à ceux qui l'ont mérité qu’à ceux qui en ont simplement hérité.

p. 37


Fleutiaux Destiny
De cette rencontre fortuite, s'impose pour Anne le souci d'accompagner cette femme en fuite, à la recherche d'un avenir meilleur pour elle et ses enfants. Au travers des sentiments d'Anne, Pierrette Fleutiaux nous parle de migration avec tact. Son écriture suggère plus qu'elle ne tranche. Elle aborde des questions délicates, légitimes, sans donner de réponses simplistes.

Dans ce pays, des entités bienveillantes lui ont offert un répit, mais d’autres entités sont à l’œuvre, dans ce même pays ou ailleurs, qui voudraient la pousser par-dessus bord, la rejeter dans la non-existence, les bienveillantes sont de bonne volonté mais faibles, les malveillantes sont pleines de conviction, mais rien n'est jamais joué, la carte des dominations peut se renverser, Destiny croit en son destin et en la force de son esprit.
Elle a obtenu un permis de travail de quatre mois.
Il y a cinq millions de chômeurs dans ce pays où elle veut tant travailler et gagner sa vie.
Des jeunes de nationalité française, pourvus d’années d’études et de famille n'arrivent pas à traverser la muraille du marché du travail.

p. 179

Pour Destiny, un recours aux structures étatiques de soutien s'avère nécessaire. Cette quête d'appuis nous en fait découvrir, à travers Anne, la complexité. Elle montre la nécessité de structures qui dépassent ce que peut offrir un individu idolé. Les contraintes administratives, justifiées par le contrôle d'une impartialité du système, créent des barrières et de l'exclusion alors que les migrant-e-s ont besoin de sécurité et de stabilité. Cette réalité génère un sentiment de culpabilité chez Anne : son besoin de poser des limites à une générosité pourtant bienveillante n'est-elle qu'égoïsme et désir de protéger son confort ?
Pierrette Fleutiaux se montre très attentive aux divers référentiels culturels de ses protagonistes et à la source de malentendus qu'ils représentent. L'éducation d'Anne et de Destiny, dans des univers difficilement comparables, et leur vécu les séparent même si elles partagent un espace de vie commun, l'Île-de-France. Ces origines différentes les prédisposent à occuper d'autres lieux et rendent leur relation improbable. Un vivre ensemble apparaît comme un désir insaisissable.

Anne souffre. Il y a ce désir aigu d’aider Destiny, de l'aider de toutes ses forces, et il y a aussi une prudence qui se découvre, venue de très loin, susceptible de se réveiller à certains signaux d'alerte qui la paralysent, la rendant soudain capable seulement d’éluder.
Chez elle, elle est allée sur Internet. Elle a cherché le centre de l’Aide médicale de l’État, l'AME.
AME. Ce nom la frappe. L'aide médicale de l'Etat, c'est l’âme d’un pays. Destiny lui fait toucher l’âme de son pays. Lui fait toucher son âme individuelle aussi.

p. 86

En attribuant à Destiny une origine nigériane, Pierrette Fleutiaux fait un clin-d'œil à Chimamanda Ngozi Adichie, avec qui elle partage une certaine conception du genre et de la race, tout en précisant que le statut social de l'autrice africaine se traduit par d'autres expériences dans le roman Americanah.
Par sa plume délicate Fleutiaux invite à la réflexion et à l'introspection. Elle n'hésite pas à montrer les limites d'un système qui échoue à maintenir à flot chaque précarisé, en particulier lorsque surviennent les difficultés. Un accident peut faire vaciller un équilibre déjà fragile et entraîner dans la tourmente tous les proches.
La migration transméditerranéenne est le thème du récit de Pierrette Fleutiaux mais son approche humaniste permet de le généraliser à toute situation où l'altérité est en jeu. Chaque fois que l'implicite nous sépare, des ajustements sont nécessaires si nous voulons vivre en société.

Le site de l'autrice (posthume)
Le site de l'éditeur
Geneviève Bridel dans le 6h-9h RTS du 09.04.2016 (de 9'45" à 15'32")