Comme des chevaux qui dorment debout

Rumiz Paolo. Comme des chevaux qui dorment debout. Arthaud, 2018.

La terre, toutefois, capte des signaux. Elle vibre comme le crayon d'un sismographe. Elle sent le front, elle flaire, dans la nuit noire, les lieux où l'on maniait l'arme blanche. Tranchée des Branches, San Michele, Selz, mont Sei Busi. Si la plaine m'est inconnue, ces hauteurs, en revanche, je les connais par cœur. Je sais que chaque mètre est imprégné d'agonies, marqué par des vies démembrées, crucifiées surles barbelés, mutilées par des pièges. Mais je sais aussi que rien, sur ce terrain ne rappelle l'immensité de la douleur. Je devrais piétiner des douilles, des immondices, du sang, des haillons, des membres humains, des gamelles, des restes de nourriture, des sabots, des fers à cheval, des excréments, des semelles de chaussures, mais l'homme et la nature ont tout effacé. La nuit sent bon l'herbe et des villages entiers festoient et font l'amour sur les restes d'un gigantesque sacrifice humain.
Je prends la petite route qui monte au-delà de l’église de Santo Stefano un modeste monument à deux soldats de la Grande Guerre.

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Journaliste, correspondant de guerre, écrivain, Triestin, Rumiz m'offre une belle découverte. Son récit est un hommage à son grand-père et à tous ses contemporains morts pour la patrie. Avant tout, c'est un plaidoyer pour que ces vies perdues ne soient pas vaines.
Bataille de Lviv

Affrontement entre cavalerie russe et infanterie austro-hongroise en Hongrie
The Illustrated War News, 18 novembre 1914 – wikimedia.

Trieste à la ligne de fracture de deux mondes. Italienne et slovène, elle connaît un développement intense dès la construction de la ligne de chemin de fer vers Vienne qui offre à l'Empire Austro-Hongrois une ouverture sur la Méditerranée.
De ce passé prestigieux, il ne reste qu'une nostalgie. sentiment avivé par le traitement réservé aux soldats de la Grande Guerre. De retour chez eux, dans une ville qui avait basculé en Italie, leur engagement a été nié. Quant aux morts, les irrédentistes désiraient biffer même le nom de ceux qu'ils considéraient comme des traitres.

Il fait un temps d'orage, le vent se lève et la nuit en profite pour ranimer ses bruits. Aboiements de chiens, discothèques, trains, une motocyclette. Dans le fief de la mort, je sens comme jamais le rappel et la proximité de la vie.
Je vois mon ombre errer dans l'herbe haute, lire l'épitaphe IM LEBEN UND IM TODE VEREINT, noter dans mon cahier le chiffre 14 550, celui des soldats ensevelis ici même. Ce modeste périmètre représente l'empire et son ordre pluriel; quelque chose de semblable, me dis-je, à ce que l'Europe unie d'aujourd'hui n'est pas capable d'être.

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Après 1918, on a délibérément occulté les listes des morts au combat, que Vienne avait mises à la disposition des autorités italiennes. On a tout fait disparaître et aujourd'hui, nous n'avons plus ni les numéros, ni les noms des victimes. Dans cette guerre qui a pulvérisé les corps sous des millions d'obus, il arrivait qu'il ne restât rien d'autre des disparus que leurs noms. Mais c'était au moins cela. Eh bien, nous, nous ne l'avons même pas. La damnatio memoriae, la condamnation à l'oubli des anciens Romains, a effacé jusqu'à l'état civil de ces soldats. Pas le moindre lambeau de registre, pas la plus pitoyable liste, rien de rien. Rien pour remonter jusqu'aux cimetières militaires figurant sur les registres des archivistes autrichiens.

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C'est tout cela que Rumiz transmet.
En choisissant de se déplacer en train pour vivre les voies de ses compatriotes triestins jusqu'aux confins de l'Empire, entre Galicie et Ukraine, l'enquêteur dresse un état de l'Europe. Une Union plus morcelée que sa dénomination ne le laisse deviner et un continent toujours profondément fracturé.

Quel moyen de transport choisira un Italien habitant l’extrême nord-est de son pays pour aller à Vienne ou en Pologne ? Le chemin de fer, bien sûr. Me dira-t-on quel transport ont pris, au départ de Trieste, les catafalques des archiducs et les bataillons de conscrits ? Et n'est-il pas vrai que, dans l'Italie d'aujourd'hui, le train reste un convoi de troupes dégageant la même puanteur qu'en 1914 ? Mais j'ai mille autres raisons de faire mon trajet par le rail. Pour commencer, dans ma région, les voies ferrées sont encore celles de cette époque-là: des lignes autrichiennes, auxquelles l'Italie n'a fait aucune addition, même si elle a fait quelques soustractions. Et puis, rappelons-nous que l'histoire en question est un blues de traverses, de rails, d'hommes et de chevaux, et que le train m'offre la meilleure bande-son pour la raconter.Quand j'étais petit, ma grand-mère m'expliquait que pendant la guerre, dans chaque wagon, étaient entassés « acht Pferde oder zwei und vierzig Männer » (« huit chevaux ou quarante-deux hommes »), et moi, il n'est pas question que je l'oublie, ma chère grand-mère. Et puis, il n'y a que dans le train que je peux lire en paix, mettre en marche la machine à penser. Et, si cela se trouve, rencontrer les ombres.

p. 55


Et c'est aussi par entêtement que je pars de cette façon, parce qu'au départ de Trieste on ne peut plus aller nulle art, désormais, étant donné que Rome a fermé jusqu'à la dernière de nos liaisons internationales; donc je vais à Vienne, entre autres, pour boire jusqu'à la lie la coupe amère de ma marginalisation. Je le fais parce que l'Europe, en 1914, sentait de manière éclatante le fer, le charbon les gares et les rails, et qu'elle ne connaissait pas les passeports; et parce qu'à cette époque mon grand-père allait de Trieste à Klausenburg en vingt-quatre heures sans jamais présenter le moindre papier, alors que de nos jours Klausenburg s'appelle Cluj-Napoca en Roumanie, et que pour y arriver, il faut changer quatre fois et subir de longs contrôles de la part des douaniers, des gardes-frontières et de la police. J'y vais parce que de Trieste à Vienne, en 1914, il y avait trois lignes- une par Ljubljana et Graz, une autre par Pontebba et une troisième par Gorizia, Bohinj et Sankt Veit an der Glan-, alors qu'à présent, il ne reste plus que la seconde, en service réduit, avec correspondance par autocar.

p. 57

La forte impression des Guerres balkaniques des années 1990 et la fragilité de la frontière souvent mouvante entre Allemagne et Russie sont des arguments de poids pour rappeler les bienfaits d'une Europe qui soignerait ses ressemblances plus qu'elle ne raviverait ses nationalismes, qui chercherait à vivre un projet commun plus qu'à s'entredéchirer.

Je regarde mon atlas. Je suis dans le cœur slave-juif-allemand du continent. Tous les États sortis de la conflagration de 1914-1918: Pologne, République tchèque, Ukraine, Slovaquie, Roumanie, Hongrie. En marge, en bas à gauche, d'autres morceaux, ceux de la Yougoslavie : Serbie, Bosnie, Croatie, Slovénie et ce qui reste des autres. Et puis la Biélorussie, les États baltes. Je vois une poudrière de peuples se posant en victimes, croisée - Russie incluse - avec une nostalgie de puissance. Le fait est que c'est justement ici dans le ventre mou du continent, parmi les peuples qui n'ont plus connu la paix depuis 1918, que ce climat d'obscurantisme et de régression mentale dans lequel une balkanisation s'opère aussi à l'ouest saute le mieux aux yeux. Je le répète: il y a moins d'Europe actuellement qu'en 1914. Et même moins qu'en 1918, où, au moins, la nausée du massacre accompli réunissait les nations. Tu vois: on part chercher la guerre d'hier, et on trouve l'Europe d'aujourd'hui. Notre mal est vieux d'un siècle.

p. 333-334

La visite de cimetières à la recherche de quelques tombes dans les Carpates ou sur le champ de bataille de Lviv est une manière bien étrange de traiter de la mémoire et de l'avenir de notre continent. Le caprice de s'y rendre par rail qui permet de dilater le temps et d'exprimer le recul nécessaire à cet exercice est un éloge à la lenteur. Puis la richesse de la langue qui magnifie le tragique de cette quête est à elle seule une incitation à découvrir ce livre.


Critique de Samuel Brussell pour Le Temps

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