Dans la ville provisoire

Pellegrino Bruno, Dans la ville provisoire. Zoé, 2021.

C'est avec une impatience teintée d'une touche d'appréhension que j'ai ouvert le nouveau roman de Bruno Pellegrino. Le précédent, plusieurs fois primé, dans les traces de Gustave Roud et de sa sœur, Là-bas, août est un mois d'automne offrait un regard attachant sur les mutations socio-économiques du Pays. de Vaud.
Dans ce roman, l'auteur affirme plus clairement son positionnement entre affirmation de soi et inscription dans une sphère culturelle.

Je n'aurais pas eu envie d’y passer un week-end, mais l’idée d’y séjourner me séduisait. Tout au long de l'automne, je m'étais répété le nom de cette ville, ce nom que mes proches articuleraient quand ils diraient de moi que j'étais absent. Et m'absenter, je ne demandais que ça.

p. 15

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Ce roman de formation rapporte le séjour du narrateur dans une ville où il a obtenu le mandat d'inventorier le fonds d'une traductrice renommée. Le traitement des archives exerce sur lui un pouvoir structurant qui contraste avec la désintégration de son environnement. Cette opposition entre une ville fragile et la fiabilité de l'agencement des mots de la traductrice induit une tension que renforce la météorologie menaçante de l'hiver.

J'approchais cette ville comme on apprend une langue étrangère, règles et exceptions, vocabulaire, prononciation. Marcher ici équivalait à former des phrases, le jeu était de ne pas fourcher, de ne pas avoir à faire demi-tour ou demander mon chemin.
Je m'aidais des noms de saints et de saintes qui désignaient les ponts, les places, les arrêts de bateau. Je lisais des résumés de leur vie. Pour être béatifié, il suffisait d’avoir mené une existence exemplaire, accompli quelques miracles et subi une mort atroce.

p. 61

Le temps de maturation pendant lequel on n'est plus en séjour, mais pas (encore) installé opère un dérèglement de tous les repères. L'écriture alerte de Pellegrino, dont l'efficacité se mesure à la sobriété des formulations, nous plonge dans cet interstice. Sa langue pétrie du présent s'inscrit dans un contexte culturel qui se nourrit du passé. Elle évoque l'œuvre de la traductrice, toujours à la recherche des mots les plus adéquats. Le style souple, qui permet d'entrer rapidement dans le texte, n'empêche pas une certaine gravité. C'est dans cette ville, des plus touristiques, que le narrateur prend conscience des liens qui le rattachent et de l'éloignement qu'ils rendent possible.
En s'imprégnant de ce personnage, le narrateur se distingue de l'auteur, qui, lui, est créateur de sa propre identité littéraire. Alors que les nombreux emprunts aux Roud faisait de Pellegrino, dans le roman précédent, leur interprète, la traductrice l'invite à l'émancipation, à l'élargissement. En se coulant dans les pas de la traductrice, il libère son imaginaire. Cette autonomisation tient pourtant de l'équilibrisme dans un monde par nature instable.

Son idée avait à voir avec cette longue suite d'adjectifs qui rythmait la version originale mais qu'il était difficile de restituer sans lourdeur dans sa langue à elle. Elle a parcouru tout le passage en essayant d’identifier l’endroit où le texte lâchait — le temps verbal ou le signe de ponctuation qui introduisait une modulation involontaire et déséquilibrait cette dernière phrase, éternellement bancale. La solution ne lui revenait pas.

p. 53



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