Résonance

Rosa Hartmut, Résonance : une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018.

couverture resonance
La modernité tardive est caractérisée par une profusion de biens matériels ou virtuels. Seul un accaparement des ressources permet la diversité d'une offre qui, pourtant, ne suffit pas à faire le bonheur humain, même dans les sociétés les plus favorisées; l'accumulation de biens ne permet pas une vie pleine et entière. C'est dans ce contexte dominé par l'économie que Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, approfondit la question de la vie bonne.
Que ce soit par proximité culturelle, sociale ou générationnelle, son essai fait particulièrement écho.

Les relations au monde sont tout autant le fruit de visions culturelles du monde et de pratiques sociales que de dispositions physiques et psychiques individuelles ; c'est bien pourquoi ce livre ne propose pas une philosophie ou une psychologie des relations au monde, mais bien ce que j'appellerais une sociologie des rapports de résonance.

p. 124




Englobant la théorie de la reconnaissance d'Axel Honneth, le concept de résonance de Hartmut Rosa s'inscrit dans l'école allemande de la Théorie critique, caractérisée par une démarche pluridisciplinaire. Dans son approche sociologique de la vie bonne, l'auteur prend en considération diverses réalités de l'homme de la modernité tardive.
Un élément essentiel de la réalisation de soi, bien plus que l'aisance matérielle, est l'ancrage et/ou la connexion au monde. Rosa utilise le terme de résonance qui suppose une réciprocité. La vibration est due autant à la disponibilité à se laisser toucher ou émouvoir («affection») que par la capacité de soi-même atteindre notre environnement («émotion»). Il s'agit d'écouter ce qui est là et d'y répondre ; sans ces deux pôles, la corde ne peut pas vibrer.
Hartmut Rosa


Hartmut Rosa – wikimedia commons

L'auteur distingue plusieurs dimensions à la résonance. L'axe horizontal est caractérisé par les relations sociales, interhumaines, notamment les liens familiaux et d'amitié. Si c'est essentiellement dans cette dimension que s'applique le concept de reconnaissance, il ne saurait pour Rosa être question que d'une lutte pour garantir des relations résonantes. La notion de lutte en effet s'oppose à la réciprocité de la résonance.
Hartmut Rosa attribue un rôle important à l'axe vertical qu'il ne limite pas à la spiritualité et/ou à la métaphysique mais élargit aux relations à la nature, à l'art, à l'histoire. Il caractérise cette dimension par la mise en lien de l'altérité avec ce qui est au plus profond de nous.
Certains voient dans la Croix christique, le symbole de ces deux dimensions horizontale et verticale : l'une qui relie à la communauté et l'autre qui élève. Le philosophe y ajoute un axe de résonance diagonal en lien avec les objets, “les choses qui nous parlent”. C'est cet axe qui vibre lorsque nous nous approprions notre lieu de vie, un outil,… C'est aussi lui qui est à l'œuvre lorsque l'élève peut s'ouvrir à un nouvel apprentissage ou lorsque nous sentons une pâte réagir sous nos doigts.

Les «positions dans le monde» des sujets, mais aussi des institutions et des organisations, se transforment et se déplacent continuellement. Le choix de la position depuis laquelle les sujets conçoivent et poursuivent leur vision de la vie bonne n'obéit plus à des principes d’assignation sociale traditionaliste, autoritaire, paternaliste ou fondée sur le rang, mais se détermine sur le mode de la concurrence et de la compétition et obéit à des critères de performance.

p. 30

Dans notre société consumériste la stabilité repose sur l'accroissement. Cette réalité induit que, par crainte de l'avenir, nous sommes portés à accumuler des biens matériels ou financiers. L'encouragement à la responsabilité individuelle renforce cette inclination. Mais la thésaurisation ne suffit pas à donner un sens à notre vie, alors que la résonance y contribue. La capacité de résonance est en soi un capital, une ressource, qui est notamment appréciée dans les environnements professionnels qui requièrent de l'empathie (soins, enseignement, social notamment). Il existe donc dans ces milieux une injonction à la résonance difficilement compatible avec son
caractère intime. Sa valorisation par l'entreprise et, de manière plus générale, par la société est dès lors une aliénation qui concerne chacun.

Devant un écran, nous ne sommes pas engagés de toute notre personne dans l’espace avec lequel nous interagissons : comme lorsque nous lisons, le monde mental et le monde corporel se séparent au point de se déconnecter l’un de l’autre. L'attention, la conscience et les manifestations dirigées du corps se concentrent sur un minuscule fragment de l'espace physique – l'écran. S'il n‘y a rien là de pathologique en soi, il est cependant difficile de ne pas y voir un risque d'appauvrissement. Même si la médiation par l'écran n’induit en aucune façon un rapport au monde en soi déficient – il existe au contraire de bonnes raisons de penser qu'elle peut même l’enrichir –, il paraît indéniable que les relations au monde deviennent problématiques lorsqu'elles se réduisent à un seul canal de résonance.

p. 106

Dans son essai Hartmut Rosa pose les bases philosophiques de la résonance. En sociologue, il les confronte aux diverses réalités sociales ; l'accès à des relations résonantes peut paraître plus évidente aux classes supérieures. Toutefois la pression sociale qui s'exerce sur celles-ci peut en atténuer les bienfaits. Des expériences d'apparence insignifiante peuvent aussi contribuer à la vie bonne. Par exemple, suivre une compétition de football à la télévision, participer au concert d'une vedette rock.
La culture éclectique de Rosa et son souci didactique confèrent à son essai une dimension empirique. Les nombreuses références aux expressions populaires, auxquelles les traducteurs ont porté une attention remarquable, participent aussi à rendre cet ouvrage concret. Certes l'ancrage de Rosa dans la culture allemande, une société capitaliste clairement judéo-chrétienne, destine sa sociologie à un public occidental. Bien que critique sur l'accaparement des ressources qui contribue à l'épuisement de la planète, l'auteur défend la démocratie libérale et considère que “l'idée de résonance peut faire office de boussole dans les combats politiques actuels” en permettant de réorienter les priorités.

Le propre de la société moderne tardive, remarque Fredric Jameson, est sa facilité à imaginer sa propre fin apocalyptique sous les déclinaisons les plus variées – feu ou glace, virus, bombes atomiques ou catastrophes climatiques, guerres ou maladies, menaces mortelles intérieures ou extérieures – doublée d’une incapacité à développer une alternative positive à la formation sociale dominante. Les énergies utopiques semblent épuisées [...]

p.500

À titre personnel, je trouve cet essai éclairant sur ma relation au monde : il aide à identifier les éléments qui font résonner et la nature des vibrations en jeu. Dans un contexte où la collapsologie semble être le destin de la Terre, l'analyse de Rosa offre d'autres voies, certes étroites, pour réenchanter le monde. En ce sens, il laisse entrevoir de nouveaux chapitres à Sapiens.

Le site de l'éditeur
Marc Hunyadi pour Le Temps
Les chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth pour France Culture