Homo Deus

Harari Yuval Noah, Homo Deus, Albin Michel, 2017.

L'étude de l’histoire a pour but de desserrer l'emprise du passé. Elle nous permet de tourner la tête à notre guise, et de commencer à repérer des possibilités que nos ancêtres n'auraient su imaginer ou n'ont pas voulu que nous imaginions. En observant la chaîne accidentelle de événements qui nous ont conduits ici, nous comprenons comment nos pensées mêmes et nos rêves ont pris forme, et pouvons commencer à penser et à rêver différemment. Étudier l’histoire ne nous dira pas que choisir, mais cela nous offre au moins davantage d’options.

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Dans son best-seller Sapiens, Hariri brosse l'évolution de l'humanité dans une perspective macro historique. Il utilise ses talents de communicateur pour mettre en opposition les capacités de l'homme à s'organiser en sociétés toujours plus étendues et sa mémoire de comportements ancestraux. Parmi les multiples traces de stades antérieurs de l'évolution biologique et/ou de l'organisation sociale, il relève la tendance irrationnelle à se nourrir avec excès qui met même l'espèce en danger. Dans une écosphère, désormais étendue à la totalité du globe, ces atavismes participent aussi de la complexité du monde au même titre que les valeurs concurrentes que s'attribuent les hommes.
Dans ce deuxième volet Harari se veut prospectif. Il change de perspective pour se concentrer sur les axes de recherche et ce qu'ils disent des projets de l'homme pour son avenir. Son essai n'est pas un livre d'anticipation, mais adopte, dans une vision large, une approche davantage philosophique. L'auteur reprend maints éléments historiques de Sapiens qu'il réorganise de manière à dénouer les confusions qui mènent trop souvent à de vains débats.

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Harari remarque opportunément que les vues de Marx, lorsqu'il projetait l'histoire de l'homme moderne, étaient pertinentes. Pourtant les faits ne lui donneront pas (entièrement) raison car le monde capitaliste s'est suffisamment amendé pour que les perspectives marxistes n'adviennent pas. On pourrait prêter à Harari l'ambition de protéger le monde de son destin en le prévenant du pire. Sa capacité d'illustrer ses thèses par des situations explicites lui permet d'aborder des questions complexes, voire dérangeantes, et de les faire paraître évidentes. Comme son équipe maitrise très bien les outils marketing pour gérer sa notoriété, on est en droit de se demander s'il y a une arnaque. Ses interventions dans les cercles les plus en vue se négocient à prix d'or et sa présentation du monde reste plutôt neutre ; nous vend-il des truismes ?

L'État espère réguler la poursuite biochimique du bonheur en séparant les « mauvaises » manipulations des « bonnes ». Le principe est clair : les manipulations biochimiques qui renforcent la stabilité politique, l’ordre social et la croissance économique sont autorisées, voire encouragées (par exemple, celles qui calment les enfants hyperactifs à l’école ou poussent les soldats anxieux à engager le combat). Les manipulations qui menacent la stabilité et la croissance sont interdites. Chaque année, cependant, les laboratoires de recherche des universités, des compagnies pharmaceutiques et des organisations criminelles inventent de nouvelles substances; de même, les besoins de l’État et du marché ne cessent de changer. La poursuite biochimique du bonheur s’accélérant, elle refaçonnera la politique, la société et l’économie, et il deviendra toujours plus difficile de la dominer.

p. 52

Nos sociétés laïcisées sont promptes à convoquer les références religieuses qui expliqueraient notre spécificité. Ainsi de l'âme qui nous distinguerait des bêtes et qui justifie notre exploitation du monde animal. Aux temps bibliques, l'élevage nécessitait certaines limites que le développement des techniques, notamment les antibiotiques, ont abolies. Les usines à viande ont succédé aux verts pâturages... Par cet exemple, l'auteur montre que l'homme a perdu sa connexion avec l'environnement. En acquérant la conviction que l'âme n'existait pas, il a pu développer ses capacités agricoles mais il a omis d'ajuster ses gestes aux connaissances acquises sur la nature sensible de l'animal.
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Photo de Mauro Lima sur Unsplash

La croyance en un grand ordre cosmique a été un puissant appui de notre socialisation. Elle permettait de fixer les fondements éthiques des civilisations qui, comme tout système, ont évolué. Ces récits fondateurs perdent de leur aura quand le décalage entre les critères éthiques et les faits devient trop grand. Dans Sapiens, Hariri détaille les facteurs historiques qui ont permis l'essor de l'humanisme; ce changement a affaibli les religions, il ne les a pas éliminées et a même élevé la trinité progrès/science/économie au rang de “religion”.

Les gens ne cessent de renforcer mutuellement leurs croyances dans une boucle qui se perpétue d'elle-même. Chaque vague de confirmation resserre encore la toile du sens, de sorte que vous n’avez guère d'autre choix que de croire ce que croient tous les autres.
Au fil des décennies et des siècles, cependant, la toile de sens s’effiloche, et une nouvelle toile se tisse à sa place. Étudier l’histoire, c’est examiner le tissage et l’effilochage de ces toiles, et constater que ce qui paraît le plus important aux gens d’une époque est totalement dépourvu de sens pour leurs descendants.

p. 164

Cinq cents ans après cette révolution scientifique, aujourd'hui donc, l'humanisme domine clairement le monde même s'il ne se décline pas à l'identique sur l'ensemble du globe. Qu'il soit de type libéral ou mette l'accent sur le collectif, il a éclipsé les grandes cosmologies et lorsque les dieux subsistent, leur place relève le plus souvent de l'intime. Elles n'ordonnent plus la société.
Cette description de la réalité ne peut être que générale. L'auteur relève quelques épiphénomènes auxquels on pourrait ajouter l'Iran ou Daech qui tentent d'imposer un ordre fondé sur les lois de l'Islam. Le fondamentalisme protestant qui assure que le développement économique fait partie du plan de Dieu n'est pas en reste. Il est pourtant étrange que ces mouvements, défenseurs d'un strict conservatisme moral, puissent simultanément s'opposer à toute forme d'interruption de grossesse et assister impassiblement à la mort de femmes et d'hommes touchés par la pandémie actuelle en l'attribuant au plan de Dieu.
Cet antagonisme caractérise les sociétés humaines; la contradiction entre la grande capacité d'adaptation des Homo sapiens qui leur a permis de se multiplier et d'essaimer et la conservation de résidus du passé dans leur organisation psychique et sociale qui les aveugle sur les dangers qui les guettent. La confiance acquise par la souplesse passée de l'espèce la rend rigide et donc vulnérable.

Il est courant de représenter l’histoire de la modernité comme un combat entre la science et la religion. En théorie, la science et la religion s'intéressent par-dessus tout à la vérité, et comme chacune professe une vérité différente, elles sont vouées à s’affronter. En fait, ni l’une ni l'autre ne se soucient vraiment de la vérité : elles peuvent donc aisément trouver des compromis, coexister et même coopérer.
La religion s'intéresse avant tout à l’ordre. Son but est de créer et de maintenir la structure sociale. Quant à la science, c’est d’abord le pouvoir qui l’intéresse. Par la recherche, elle ambitionne d'acquérir le pouvoir de guérir les maladies, de mener des guerres et de produire des vivres. À titre individuel, hommes de science et prêtres peuvent bien attacher une immense importance à la vérité : en tant qu'institutions collectives, cependant, science et religion font passer l’ordre et le pouvoir avant la vérité. Elles sont donc de bons compagnons de route.

p. 217

Les avancées technologiques (qu'il s'agisse du traitement des données ou des progrès médicaux) permettent des soins individualisés de bien meilleure qualité que la médecine généraliste du XXe s. À une politique visant l'amélioration de la santé publique des masses succède une pratique qui permet d'envisager l'amélioration des individus. Le coût de ces interventions est cependant tel qu'il en limite forcément l'accès à un nombre restreint de personnes. Cette observation dans un contexte où la masse ne représente plus un avantage concurrentiel laisse dubitatif. Si la robotisation de l'industrie et de certains services fait débat car elle contraint la mise au chômage d'un grand nombre d'ouvriers, le remplacement des soldats par des artifices technologiques est bien mieux accepté. Dans cette situation, la préservation de la santé globale est moins essentielle.
À cet égard, la pandémie de SRAS-CoV-2 illustre de manière évidente la tension entre une gestion sanitaire et une gestion économique de la crise. Les plus cyniques ont pu voir dans la volonté tenace de certains dirigeants de minimiser l'impact de l'épidémie sur les populations les plus précaires une façon d'en réduire le nombre. Le narratif de Donald Trump sur sa maladie a ainsi montré clairement sa distance avec les victimes moins favorisées.

Les circonstances actuelles confirment la pertinence du discours de Harari. Des moyens massifs ont été mis en œuvre pour contenir la fulgurance de la pandémie. Les vaccins devraient en limiter les effets dévastateurs... dans les sociétés les plus opulentes. Elles mettent aussi à l'épreuve l'humanité en accentuant subrepticement les disparités sociales. En focalisant l'attention sur le développement épidémiologique, le Covid-19 favorise les dérives autoritaires. Si certains voient dans des programmes tâtonnants de santé publique une dérive liberticide, d'autres utilisent ces polémiques pour masquer leur penchant autoritariste; le rétablissement de frontières plus strictes les assure d'une moindre visibilité. Simultanément les thèses complotistes servent les intérêts de la loi et de l'ordre en vilipendant une politique qui protégerait les masses plutôt qu'elle privilégierait un choix individuel.
La thèse de Harari sur l'imposture que représente le libre arbitre dans nos sociétés est pertinente... et, si nécessaire, confirmée par les récentes élections présidentielles américaines ou le développement des technologies connectées. Nous conservons une grande capacité de choix, mais ils ne sont assurément pas libres. Ils sont orientés par notre environnement social et plus encore par chaque geste de nos vies. Ma compréhension de Homo Deus en dit certainement beaucoup sur mes aspirations et, corrélée à mon profilage par le cousin obscur des GAFAM, Palantir, révèle quelle sera la couleur de mon prochain bulletin électoral et ma prochaine lecture. Dans un registre plus léger, Annie Ernaux montre avec son récit de vie Les Années combien notre mode de vie est influencé par notre environnement.

L’islam, le christianisme et les autres religions traditionnelles restent des acteurs importants. Mais leur rôle est maintenant largement réactif. Dans le passé, c’étaient des forces créatives. Le christianisme, par exemple, a propagé la notion jusqu'ici hérétique que tous les humains sont égaux devant Dieu, changeant ce faisant les structures politiques, les hiérarchies sociales et même les relations entre genres. Dans son sermon sur la montagne, Jésus est allé encore plus loin, affirmant que les faibles et les opprimés sont les préférés de Dieu, renversant ainsi la pyramide du pouvoir et fourbissant des munitions pour des générations de révolutionnaires.

p. 297-298

Certains liront dans cet essai un réquisitoire contre un ordre moral ancien. Harari y condamnerait les religions qu'il considère comme trop dogmatiques pour nous guider vers l'avenir, à l'instar du libéralisme et du communisme d'ailleurs. Ses propos me paraissent cependant plus nuancés : ce que l'auteur fustige, c'est le manque de vigilance de la femme et de l'homme face aux développements de l'humanité. Sans une connexion attentive et créative au monde en devenir, couplée à des valeurs, nous ne parviendrons pas à affronter les défis de notre époque et à assurer un avenir à l'espèce humaine.

Le deal moderne soumet ainsi les humains à une très forte tentation, associée à une menace colossale. La toute-puissance est là, presque à notre portée, mais sous nos pas s’ouvre l’abysse béant du néant complet. Sur un plan pratique, la vie moderne est une poursuite constante du pouvoir au sein d’un univers vide de sens. La culture moderne est la plus puissante de l’histoire; elle ne cesse de rechercher, d'inventer, de découvrir et de croître. En même temps, aucune autre culture n’a été davantage en proie à une angoisse existentielle.

p. 221



Interview de l'auteur par Guido Mingels
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Luis Lema pour Le Temps
Ian Parker pour Vanity Fair